Page 13 - Lettre d'information n°33
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2.3 « Ignorés des juristes »                     L’anticléricalisme modifie le regard de l’État sur
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                                                                tion professionnelle en tombant dans ses erre-
               Aucune  loi  ne  définit  ni  ne  prévoit  les  orpheli-  ments  industriels,  les  orphelinats  motivent  les
               nats ;  l’institution  n’a  pas  de  régime  juridique   lois relatives au travail des enfants dans les éta-
               propre  mais  emprunte  à  d’autres  ses  compo-  blissements  de  bienfaisance  (notamment  celle
               santes.  L’assemblage  hétéroclite  ainsi  obtenu   du  22 novembre  1892).  À  la  fin  du  siècle,  les
               forme un cadre réglementaire par défaut, dont    rares juristes qui s’intéressent à ces structures,
               les sources s’avèrent fortement imprégnées de    ne  traitent  que  de  leur  application .  Ainsi  par
                                                                                               33
               la  puissance  publique  (association,  fondation,   exemple, la réglementation des institutions qui
               congrégation). En l’absence d’un cadre juridique   recueillent  des  mineurs  relevant  du  pénal  ne
                                                                                                     34
               adapté, bon nombre d’orphelinats se créent et    tient-elle  jamais  compte  des  orphelinats .  Le
               fonctionnent au XIXe siècle en dehors de toute   régime  juridique  des  orphelinats  s’efface  alors
               intervention étatique, généralement au sein de   progressivement  devant  celui  des  congréga-
               structures agréées déjà existantes, comme les    tions religieuses. À partir de 1880, la tolérance à
               hôpitaux-hospices  ou  les  maisons  conven-     l’égard de l’œuvre charitable cède la place à une
                                                                méfiance  totale  envers  l’œuvre  enseignante.
               tuelles, et ne songent pas à réclamer une recon-  Cette tendance épargne les orphelinats protes-
               naissance particulière. Néanmoins, certains pro-  tants, dont la réputation semble inaltérable aux
               cédés  juridiques,  dérivés  des  concepts  d’as-  yeux du gouvernement. Les orphelinats congré-
               sociation et de fondation, permettent aux orphe-  ganistes,  auxquels  on  reproche  de  délaisser
               linats  d’obtenir  la  reconnaissance  de  leurs   l’instruction primaire, pâtissent tout d’abord de la
               œuvres.  Ces  conceptions  dépendent  étroite-   création  de  l’école  publique.  À  cet  égard,  ils
               ment  du  pouvoir  central  et  ne  peuvent  légale-  n’échappent pas à la condamnation de l’ensei-
               ment exister qu’avec son assentiment. La puis-   gnement  congréganiste  et  subissent  l’applica-
                                                                                 er
               sance  publique  peut  reconnaître  l’œuvre  des   tion  des  lois  du  1  juillet  1901  et  du  7 juillet
               orphelinats en leur transposant le mécanisme ju-  1904.
               ridique de l’établissement d’utilité publique (pour
               les établissements privés de bienfaisance) ou de   La  rupture  républicaine  déterminera  l’instaura-
               la  fondation  spéciale  (pour  les  établissements   tion d’un contrôle général sur les orphelinats. Le
               publics  d’assistance).  Les  matériaux  néces-  travail  préparatoire,  qui  dure  près  d’un  demi-
               saires à la construction juridique des orphelinats   siècle,  aboutit à l’instauration d’un régime juri-
               contiennent  donc  par  nature  une  marque      dique  des  établissements  de  bienfaisance  pri-
               régalienne.                                      vés.  La  surveillance  des  orphelinats  constitue
                                                                donc la genèse de la loi du 14 janvier 1933 qui
               Le  pouvoir  central  porte  habituellement  une   s’applique  plus  largement,  à  toutes  les  struc-
               attention particulière aux œuvres privées. Il ne   tures privées pratiquant l’hospitalisation. Après
               laisse  pas  sans  surveillance  les  entités  d’une   la Première Guerre mondiale, l’anticléricalisme
               autre nature, surtout lorsqu’il s’agit d’entreprises   de combat cède la place à une volonté nouvelle
               confessionnelles. Cependant, afin de pallier sa   des autorités. L’interventionnisme entend coor-
               carence dans le domaine social, l’État délaisse   donner  non  seulement  les  initiatives  privées
               un temps le traditionnel contrôle de l’initiative pri-  entre elles, mais aussi avec l’action publique. La
               vée au profit d’une bienveillance générale. Des   multiplication  des  inspections  sur  la  base  du
               régimes  politiques  tels  que  la  monarchie  de   texte de conciliation de 1933, marque le regain
               Juillet  et  le  Second  Empire  favorisent  les   d’intérêt de l’État pour la protection de l’enfance.
               œuvres religieuses, en autorisant celles qui  le   Il s’agit d’harmoniser un secteur charitable privé
                                                                                                    35
               demandent ou simplement en tolérant celles qui   « caractérisé par une kyrielle d’œuvres » .
               existent  de  fait.  Ce  libéralisme  ambiant  profite   La Seconde Guerre mondiale va suspendre ce
               aux  orphelinats  jusqu’à  l’avènement  de  la   processus qui ne reprendra qu’à la Libération.
               Troisième République.





               33  L. BOIZET, Le travail et l’application des lois ouvrières dans les établissements de bienfaisance privés, Imprimerie de Y. Cadoret,
               Bordeaux, 1908 ; A. FLEURQUIN, Le travail dans les ouvroirs à Paris, Jouve et Boyer, Paris, 1899.
               34  À savoir : les lois des 5 août 1850 sur l’éducation et le patronage des jeunes détenus, 24 juillet 1889 sur la protection
               des enfants maltraités ou moralement abandonnés, 19 avril 1898 sur la répression des violences, voies de fait, actes de
               cruauté et attentats commis envers les enfants, 22 juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants et adolescents et la liberté
               surveillée.
               35  M. GARDET & A. VILBROD, Op. cit., p. 164.


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