Page 3 - lettre_crhssoccitanie_37c
P. 3
GEORGES SOREL
OU LE SOLIDARISME VU D’EN FACE
Le temps n’est plus où le nom de Georges Sorel non pas, naturellement, celui qui commande mais
évoquait le revenant d’une légende rouge et noire, celui de qui on a (beaucoup) appris, celui de qui on
un sulfureux auteur, le conseiller des tyrans du a reçu des enseignements essentiels), notre maître
siècle dernier, lui « dont les livres ont été lus avec M. Sorel... » D’où le titre primitif retenu par Pierre
1
3
soin par Mussolini et par Lénine ». L’École Poly- Andreu, pour sa biographie de Sorel : Notre maître,
technique voue aux gémonies son ancien élève. Le M. Sorel. Le syndicaliste cégétiste Pierre Monatte
libellé de sa fiche matricule, d’un seul trait de plume, note dans son Journal en octobre 1953 : « Le titre
renie et condamne sans appel l’ingénieur et l’au- du livre de P. Andreu […] montre l’angle sous lequel
teur : « Georges Sorel (X 1865 ; 1847-1923 (sic). il est parlé de Sorel. Quelqu’un de chez nous aurait
Ingénieur des Ponts et Chaussées. Philosophe. Sa dit : le père Sorel. » 4
doctrine et ses écrits l’obligent vite à abandonner Daniel Halévy, premier éditeur des Réflexions sur la
son état de fonctionnaire. Auteur de Réflexion (sic) violence, et indéfectible ami, décrit le causeur Sorel
sur la violence, il a eu une influence déterminante dans un cénacle d’amis et de disciples : « Toujours là,
sur Lénine et Mussolini qui écrira : “C’est à Sorel que sur une chaise que nul n’occuperait, il assiste mais
je dois le plus, le fascisme sera sorélien”. »
ne préside pas, cause, mais n’endoctrine pas, et fait
Il arrive que les plus sombres légendes se parent passer sur ces jeunes hommes l’intransigeance de
d’inattendues traînées lumineuses de gloire qui ses colères, de ses amours, la salutaire ardeur de sa
métamorphosent leur héros et lui confèrent, comme recherche inaltérable. » Jacques Maritain évoque
5
aux rois, un second corps immortel. Sorel était mort « la leçon du vieux Sorel ». Tout laisse entendre que
6
en 1922, seul, dans la misère, ignoré, oublié. « Ce cet auteur prolixe s’est aussi imposé par le verbe
qui n’empêchait pas, en 1929, Roland Marcel, alors comme un vieux sage exerçant un magistère, que
directeur de la Bibliothèque Nationale, de recevoir son art de la conversation captivait des auditoires
presque en même temps la visite d’un représen- amis, presque confidentiels. « Les Tharaud nous ont
tant de l’ambassade des Soviets et de l’ambassade raconté comment l’après-midi s’écoulait à entendre
d’Italie, venir lui dire qu’ils avaient entendu raconter parler ce maître incomparable. » 7
que la tombe de Sorel était dans un état de grand Son neveu, Jean-Albert Sorel, a campé la silhouette
abandon et que leur gouvernement était disposé à de Georges Sorel vers la fin de sa vie : « De taille
en assurer l’entretien ! » 2 moyenne, d’une certaine corpulence, la démarche
Il est d’autres images de Georges Sorel, plus fami- un peu lourde, de courts cheveux blancs déga-
lières et débonnaires, plus vraies, frappées du sceau geant le front, une barbe rare ornant le menton, il
de l’authenticité. Ainsi l’interpelle celui qui l’accueil- était vêtu d’une jaquette d’où se détachait un large
lait chaque jeudi en sa boutique des Cahiers, au ruban rouge. Il semblait de prime abord un paisible
n° 8, rue de la Sorbonne, Charles Péguy : « Notre fonctionnaire retraité que l’on eût volontiers surpris
maître M. Sorel (maître étant en bon français ici faisant une manille au café du coin. » 8
1. Jacques Maritain, Œuvres complètes, vol. VIII, Éditions universitaires de Fribourg Suisse, Éditions Saint-Paul Paris, De Bergson
ère
à Thomas d’Aquin, p. 151, -1 éd. 1944, New-York, Éditions de la Maison Française, -réimpression 1947, Paris, Paul Hartmannn,
p. 300. Notre citation est volontairement tronquée ; nous restituons la citation dans son intégralité : « Georges Sorel, qui fut un
ami de Charles Péguy, et qui était aussi un grand amateur de théologie, disait un jour que la grande tâche des philosophes, dans
l’âge nouveau, celui où nous entrons, serait de refaire la théorie du mal. »
2. Pierre Andreu, Georges Sorel. Entre le noir et le rouge, Paris, Syros, 1982, précédé d’un entretien avec Paul Andreu, p. 306. Il
s’agit de la réédition sous un nouveau titre de Notre Maître, M Sorel, Paris, Grasset, 1953, préface de Daniel Halévy. Le titre est
un hommage à Péguy.
3. Péguy Ch. , Œuvres en prose 1909-1014, Paris, bibliothèque de la Pléiade, 1961, À nos amis, à nos abonnés, p. 40.
4. Cité par Colette Chambelland : « Monatte lecteur de Sorel » p. 146, Mil neuf cent, 1986, pp. 140-146.
5. Daniel Halévy, « Les Cahiers de Charles Péguy », Le Temps, 12 décembre 1909, p. 3.
ère
6. J. Maritain, Œ C, vol V, op. cit., Du régime temporel et de la liberté, p. 445.- 1 éd. Paris, Desclée De Brouwer, 1933.
7. P. Andreu, op. cit., p. 272.
er
8. Jean-Albert Sorel, « Les deux Sorel », Revue des Deux Mondes, n° 17, 1 septembre 1954, pp. 129-139. L’autre Sorel est son
cousin germain Albert Sorel, historien, académicien français.
« Presque en même temps, vers 1850, apparaissent dans une famille normande inconnue, deux hommes qui, à des titres,
d’ailleurs, fort différents, vont jeter sur ce nom obscur un éclat inattendu : Georges Sorel et son cousin germain Albert Sorel, le
futur historien de la Révolution et de l’Empire. » Pierre Andreu, Georges Sorel entre le noir et le rouge, Paris, Syros, 1982, p. 23.
Autres portraits de Sorel : Jérôme et Jean Tharaud ; « Un philosophe bourgeois de la révolution », L’Éclair, 27 août 1910.
« […] M. Sorel a un style. Son style c’est sa conversation même. » Article repris dans Cahier Georges Sorel, Paris, Éditions de
l’Herne, M. Charzat dir., 1986, pp. 351-354.
3