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Sa qualité d’ingénieur hydraulique l’associe à l’hy- avis, le conseil municipal vote la réception des tra-
giénisme départemental , expression officielle de la vaux. Décision annulée par le Préfet qui suit l’avis de
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réforme sociale et résultat légal d’un siècle de phi- Sorel. Un élu municipal, Bourrat, jeune ingénieur au
lanthropie militante : construction des écoles, des début de sa carrière politique, allié de Sorel dans l’af-
cimetières, surveillance de la pollution des eaux, faire du canal, obtient la reprise des travaux dans le
de la fabrication du vin, de la fabrication des cer- cadre défini par Sorel. Les travaux peuvent paraître
cueils en zinc, etc., en qualité de membre du Conseil en bonne voie lorsque Sorel quitte Perpignan et
départemental de l’hygiène publique. En mars 1881, reçoit une chaleureuse adresse du conseil munici-
le Conseil inspecte l’École normale de jeunes pal, « considérant que ce fonctionnaire avait rendu
filles dont trois élèves ont été victimes de la fièvre de grands services à la ville de Perpignan » et s’était
typhoïde, l’une d’entre elles étant décédée. Georges attiré les sympathies de la ville tout entière ».
Sorel rédige le rapport qui met en cause une fosse
d’aisances qu’il conviendrait d’isoler de toute B. L’ingénieur hydraulique et le contentieux
urgence. Les préconisations du Conseil d’hygiène des eaux 30
sont lettre morte. Dix ans plus tard, en avril 1892,
dans la même école, deux cas de typhoïde sont En décembre 1879, Sorel est affecté à temps plein
signalés, dont l’un s’avère mortel. L’enquête révèle au « service hydraulique spécial » des Pyrénées-
que le puits qui alimente l’école en eau « est infecté Orientales en pleine crise de phylloxéra. Créé en
par le voisinage des fosses dans lesquelles s’accu- janvier 1879 par le ministre des Travaux publics
mulent les matières fécales ». Charles de Freycinet à la demande du préfet des
Pendant l’été 1884, une épidémie de choléra frappe Pyrénées-Orientales, il entrait notamment dans la
la ville et tue 94 personnes. Le Conseil départe- mission de ce service, en charge de l’irrigation
mental, qui se réunit au moins une fois par semaine, départementale, « d’amener promptement dans les
met en cause l’infection de l’eau du vieux canal dit vignobles les eaux nécessaires à la submersion »
Las Canals qui alimente la ville. Les défectuosités (lettre du ministre au premier titulaire du poste, l’in-
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du canal étaient connues depuis longtemps, et plu- génieur Denamiel , 29 mars 1879). En effet, l’une
sieurs projets avaient été mis en échec du fait des des mesures défensives contre ce puceron résistant,
résistances des communes riveraines. Sorel avait consistait à l’asphyxier sous la pression hydraulique
d’ailleurs refusé, contre l’avis de son chef de service, exercée sur le sol, la submersion. On avait en effet
d’assurer la direction des travaux. constaté que le puceron ne survivait pas à une
immersion prolongée des ceps (40 jours).
Les péripéties qui ont marqué la remise en état de
ce canal révèlent à Sorel, comme à l’état expérimen- Tel est, lorsque Sorel succède à Alfred Denamiel,
tal, les mécanismes de la corruption inhérente à la le contexte agricole dont les enjeux économiques,
politique locale : l’usage des pots-de-vin qu’il rap- sociaux, scientifiques et politiques ont été mis en
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pellera dans sa critique de la démocratie. Les tra- évidence par Quentin Sintès . La technique de la
vaux réalisés de 1883 à 1886, grevés de malfaçons submersion appelant une nouvelle régulation des
et d’irrégularités administratives, se voient opposer, eaux, l’ingénieur Denamiel avait relancé les études
par Sorel, un refus de réception. Pire. Le maire de techniques relatives aux barrages réservoirs, et
Perpignan est accusé par un journaliste d’avoir reçu remis à l’ordre du jour les projets qui dormaient
de l’entrepreneur une somme de 50 000 francs. Le dans les cartons de ses prédécesseurs. Le dépar-
maire porte plainte pour diffamation, délit de presse tement comptait deux cents syndicats d’usagers. La
alors passible de la cour d’assises. L’affaire est compétition mettait en action propriétaires, indus-
jugée en 1887. Le maire est condamné, le journaliste triels, entrepreneurs, élus, fonctionnaires, État. La
acquitté. Sorel, témoin capital, a témoigné des mal- demande d’eau en aval, soit pour la submersion des
façons. Il acquiert dans la presse – L’Indépendant, vignes, soit pour une fertilisation des sols préalable
républicain ; Le Roussillon, royaliste – un statut d’ex- à une reconversion culturale, rencontrait des résis-
pert, garant technique et moral de la réalisation de tances en amont. Le conflit était d’autant plus vif que
ce chantier vital pour Perpignan. les plaines fertiles et irriguées étaient vouées à la
production de fruits et de fleurs, tandis que les pays
Les travaux reprennent. En octobre 1889, Sorel de coteaux, secs et arides, constituaient les lieux
oppose une fin de non-recevoir à la demande de privilégiés de la vigne. Mais la demande en vin et
réception provisoire des travaux. Outrepassant son la rémunération de la production viticole ont inversé
29. Nous devons toutes nos informations à l’article de E. Frenay, op. cit., en particulier pp. 255-258.
30. Alice Ingold, « Penser à l’épreuve des conflits. Georges Sorel ingénieur hydraulique à Perpignan », Mil neuf cent, 2014/1,
n° 32, pp. 11-52. Article pionnier qui montre la pratique de Sorel, ingénieur de terrain, construisant à partir de son expérience
concrète, les notions apparemment abstraites du théoricien.
31. Denamiel, grand-père de Claude Simon (1913-2005), viticulteur à Salses, écrivain, prix Nobel 1985.
32. Quentin Sintès, La submersion des vignes et la trajectoire de la monoculture viticole pendant la crise du phylloxéra, (1871-
1885), Master d’histoire, IEP Paris, 2021.
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