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dénonce aussi des projets à caractère purement longtemps oublié, qui ne brillait pas par excès de
électoraux , ou donnant lieu à des menaces ver- délicatesse. Il était important de prouver que cette
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bales adressées aux fonctionnaires. règle n’a été basée sur aucune expérience. »
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Invoquée par les ayants droit de l’amont, une théorie
C. Gérer et juger le droit à l’eau apparaît vers 1840, selon laquelle plus on arrose les
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Droit privé contre droit public. L’ingénieur hydrau- terres d’amont, plus on irrigue la plaine . Il s’agit
lique, dépassant son rôle de pure technique, inter- moins d’une théorie que d’une « nébuleuse d’ob-
roge, à partir du contentieux hydraulique départe- servations, de propositions, d’hypothèses » éco-hy-
mental, l’histoire de la gestion du « partage » des drauliques discutées entre 1840 et 1890, embras-
eaux, les titres des usagers et leur genèse, le fon- sant tous les paramètres de la conservation et de la
dement de l’action administrative et du rôle de l’État. circulation des eaux dans leur cadre naturel, orien-
Pour une bonne justice distributive de la ressource, tées vers une conclusion : « Les arrosages des mon-
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il importait de disposer d’unités de mesure et de tagnes ne sont pas nuisibles à ceux des plaines. »
jaugeages fiables. On a vu comment Sorel avait On le voit, la science est convoquée à des fins
tenté de redécouvrir l’unité de mesure antérieure au contentieuses : elle permet, au nom des lois de la
système métrique qui avait servi à « partager » les nature, une remise en cause des droits acquis. Se
eaux : la meule d’eau. Il remet en cause la règle du référant aux études (1867) de son collègue Vigan,
« demi-litre » d’arrosage par hectare et par seconde, ingénieur de l’arrondissement de Prades, qui invo-
mesure considérée comme suffisante pour l’irriga- quait l’argument de la reproduction des eaux, Sorel,
tion en Roussillon, inférieure de moitié à la pratique sans en rejeter a priori le principe, estimait la théorie
d’irrigation en Provence. Règle faussement scien- non démontrée : « En résumé, il n’a été fait aucune
tifique, trompeuse mais réellement politique parce expérience de nature à prouver la reproduction
qu’elle est admise par tous et concourt à la paix des eaux. La théorie n’est pas démontrée. Aucun
publique. argument scientifique n’est produit, et l’auteur n’est
guère sorti des généralités. » 43
C’est sur la base du demi-litre que fut établie l’ordon-
nance de 1845 relative à la vallée de la Têt, dont D. Naissance d’un sociologue
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l’application s’avéra désastreuse, que Sorel eut mis-
sion de réviser. « Dans tout le dossier, on ne trouve Les études des anciennes unités de mesure cata-
aucun argument en faveur de la règle du demi-litre, lanes ont amené Georges Sorel sur le terrain d’une
elle fut cependant adoptée ; mais il n’est pas diffi- véritable « archéologie du savoir » et transformé
cile de découvrir sous quelles influences fut rédigée l’ingénieur des Ponts en ingénieur agronome, éga-
l’ordonnance de 1845. Il ne convient pas d’insister lement économiste, historien, juriste, observateur
plus que de raison sur une mauvaise action ; mais politique, sociologue d’un « fait social total » : la
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il était important de prouver que la responsabilité pratique de l’irrigation en Roussillon. La ressource
tout entière appartient à un gouvernement, depuis en eau n’est pas un engrais. Elle n’améliore pas la
arrachage des vignes, désinfection des sols, mesures applicables aux coteaux de Prades et de Céret pour protéger les vignobles
de plaine. Op. cit., p. 141.
38. Le 20 août 1890, Sorel rédige un rapport confidentiel et personnel que sa hiérarchie transmet à l’autorité de tutelle. Il porte
à sa connaissance que « le canal de Bohère a été construit et administré pour en faire un usage électoral ». Il dénonce également
l’inertie du receveur, dépendant du promoteur du canal, en matière de collecte des redevances due par les souscripteurs de
l’ouvrage.
39. Georges Sorel : « Note sur les bases des règlements d’arrosage », Bulletin de la Société agricole, scientifique et littéraire des
Pyrénées Orientales, Volume XXXI, 1891, pp. 103-188, cit. p. 43. « On fit alors table rase de tous les anciens droits acquis ; on
mit sur le même pied les anciens et les nouveaux usagers, sous prétexte de s’élever au-dessus de la sphère des intérêts privés. »
40. Georges Sorel, ibidem.
41. Jeanne Riaux : « La reproduction des eaux par les arrosages. Historique et actualité d’une théorie », Les conserveries
mémorielles, 2007/2 pp. 1-17.
42. Alice Ingolt : « Gouverner les eaux courantes en France au XIX siècle. Administration, droits et savoirs », Annales. Histoire.
e
Sciences sociales, 2011/1, pp. 69-104.
43. Georges Sorel, « Note sur les bases des règlements d’arrosage », art. cit., p. 147.
44. Les approches de G. Sorel correspondent aux faits sociaux « d’ordre anatomique ou morphologique », base des « manières
d’être », du « substrat de la vie collective », des « manières d’être collectives » que Durkheim classe comme compléments
ou supports des faits sociaux correspondant aux « manières d’être », d’« ordre physiologique ». (Les règles de la méthode
er
sociologique, chapitre 1 , « Qu’est-ce qu’un fait social ? » Paris, Payot classique, 2021, p. 71.)
Marcel Mauss définit le caractère « total » des « phénomènes sociaux totaux » comme exprimant « à la fois et d’un coup toutes
sortes d’institutions : religieuses, juridiques et morales – et celles-ci politiques et familiales en même temps ; économiques –
et celles-ci supposent des formes particulières de la production et de la consommation, ou plutôt de la prestation et de la
distribution ; sans compter les phénomènes esthétiques auxquels aboutissent ces faits et les phénomènes morphologiques
que manifestent ces institutions. » Essai sur le don, L’année sociologique 1924-1925, réimpr. 2007, Paris, PUF, Introduction,
programme, p. 66.
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