Page 10 - lettre_crhssoccitanie_37c
P. 10

dénonce  aussi des projets à caractère purement      longtemps  oublié, qui ne brillait pas par excès de
            électoraux , ou donnant  lieu à des menaces ver-   délicatesse. Il était important de prouver que cette
                      38
            bales adressées aux fonctionnaires.                règle n’a été basée sur aucune expérience.  »
                                                                                                     40
                                                               Invoquée par les ayants droit de l’amont, une théorie
            C. Gérer et juger le droit à l’eau                 apparaît vers 1840, selon laquelle plus on arrose les
                                                                                                   41
            Droit privé contre droit public.  L’ingénieur  hydrau-  terres d’amont, plus on irrigue la plaine . Il s’agit
            lique, dépassant son rôle de pure technique, inter-  moins d’une  théorie  que d’une «  nébuleuse  d’ob-
            roge, à partir du contentieux  hydraulique  départe-  servations, de propositions, d’hypothèses » éco-hy-
            mental, l’histoire de la gestion du « partage » des   drauliques  discutées  entre  1840  et 1890,  embras-
            eaux, les titres des usagers et leur genèse, le fon-  sant tous les paramètres de la conservation et de la
            dement de l’action administrative et du rôle de l’État.   circulation des eaux dans leur cadre naturel, orien-
            Pour une bonne justice distributive de la ressource,   tées vers une conclusion : « Les arrosages des mon-
                                                                                                           42
            il importait de disposer d’unités de mesure et de   tagnes ne sont pas nuisibles à ceux des plaines. »
            jaugeages  fiables.  On  a  vu  comment  Sorel  avait   On  le  voit,  la  science  est  convoquée  à  des  fins
            tenté de redécouvrir l’unité de mesure antérieure au   contentieuses : elle permet, au nom des lois de la
            système métrique qui avait servi à « partager » les   nature, une remise en cause des droits acquis. Se
            eaux : la meule d’eau. Il remet en cause la règle du   référant aux études (1867) de son collègue Vigan,
            « demi-litre » d’arrosage par hectare et par seconde,   ingénieur de l’arrondissement de Prades, qui invo-
            mesure  considérée  comme  suffisante  pour  l’irriga-  quait l’argument de la reproduction des eaux, Sorel,
            tion en Roussillon, inférieure de moitié à la pratique   sans en rejeter a priori le principe, estimait la théorie
            d’irrigation  en Provence. Règle faussement scien-  non démontrée : « En résumé, il n’a été fait aucune
            tifique,  trompeuse  mais  réellement  politique  parce   expérience de  nature à  prouver la reproduction
            qu’elle est  admise par tous  et  concourt à  la paix   des eaux. La théorie  n’est pas démontrée. Aucun
            publique.                                          argument scientifique n’est produit, et l’auteur n’est
                                                               guère sorti des généralités. » 43
            C’est sur la base du demi-litre que fut établie l’ordon-
            nance de 1845  relative à la vallée de la Têt, dont   D. Naissance d’un sociologue
                          39
            l’application s’avéra désastreuse, que Sorel eut mis-
            sion de réviser. « Dans tout le dossier, on ne trouve   Les études des anciennes  unités de mesure cata-
            aucun argument en faveur de la règle du demi-litre,   lanes ont amené Georges Sorel sur le terrain d’une
            elle fut cependant adoptée ; mais il n’est pas diffi-  véritable  «  archéologie  du savoir  » et transformé
            cile de découvrir sous quelles influences fut rédigée   l’ingénieur des Ponts en ingénieur agronome, éga-
            l’ordonnance de 1845. Il ne convient pas d’insister   lement économiste, historien, juriste, observateur
            plus que de raison sur une mauvaise action ; mais   politique, sociologue d’un « fait social total »  : la
                                                                                                        44
            il était important de prouver que la responsabilité   pratique de l’irrigation en Roussillon. La ressource
            tout entière appartient à un gouvernement, depuis   en eau n’est pas un engrais. Elle n’améliore pas la


            arrachage des vignes, désinfection des sols, mesures applicables aux coteaux de Prades et de Céret pour protéger les vignobles
            de plaine. Op. cit.,  p. 141.
            38.  Le 20 août 1890, Sorel rédige un rapport confidentiel et personnel que sa hiérarchie transmet à l’autorité de tutelle. Il porte
            à sa connaissance que « le canal de Bohère a été construit et administré pour en faire un usage électoral ». Il dénonce également
            l’inertie du receveur, dépendant du promoteur du canal, en matière de collecte des redevances due par les souscripteurs de
            l’ouvrage.
            39. Georges Sorel :  « Note sur les bases des règlements d’arrosage », Bulletin de la Société agricole, scientifique et littéraire des
            Pyrénées Orientales, Volume XXXI, 1891, pp. 103-188, cit. p. 43. « On fit alors table rase de tous les anciens droits acquis ; on
            mit sur le même pied les anciens et les nouveaux usagers, sous prétexte de s’élever au-dessus de la sphère des intérêts privés. »
            40. Georges Sorel, ibidem.
            41.   Jeanne Riaux :  « La reproduction des eaux par les arrosages. Historique et actualité d’une théorie », Les conserveries
            mémorielles, 2007/2 pp. 1-17.
            42.  Alice Ingolt : « Gouverner les eaux courantes en France au XIX  siècle. Administration, droits et savoirs », Annales. Histoire.
                                                               e
            Sciences sociales, 2011/1, pp. 69-104.
            43. Georges Sorel, « Note sur les bases des règlements d’arrosage », art. cit., p. 147.
            44. Les approches de G. Sorel correspondent aux faits sociaux « d’ordre anatomique ou morphologique », base des « manières
            d’être », du « substrat de la vie collective », des « manières d’être collectives » que Durkheim classe comme compléments
            ou supports des faits sociaux correspondant aux « manières d’être », d’« ordre physiologique ». (Les règles de la méthode
                              er
            sociologique, chapitre 1 , « Qu’est-ce qu’un fait social ? » Paris, Payot classique, 2021, p. 71.)
            Marcel Mauss définit le caractère « total » des « phénomènes sociaux totaux »  comme exprimant « à la fois et d’un coup toutes
            sortes d’institutions : religieuses, juridiques et morales – et celles-ci politiques et familiales en même temps ; économiques –
            et celles-ci supposent des formes particulières de la production et de la consommation, ou plutôt de la prestation et de la
            distribution ; sans compter les phénomènes esthétiques auxquels aboutissent ces faits et les phénomènes morphologiques
            que manifestent ces institutions. » Essai sur le don, L’année sociologique 1924-1925,  réimpr. 2007, Paris, PUF, Introduction,
            programme, p. 66.

                                                            10
   5   6   7   8   9   10   11   12   13   14   15