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se libérer ni de sa condition charnelle, ni des liens qui sait s’interroger sur lui-même, d’une culture
sociaux et familiaux. historique et sociologique stimulée par le milieu des
chercheurs locaux et les fréquentes publications
Georges Sorel, qui revendiquera le titre de méta- dans des revues savantes d’audience nationale et
physicien, nie un au-delà de la condition humaine, internationale qui lui avaient ouvert leurs portes : la
une suprême essence du Bien, génératrice d’un Revue philosophique de France et de l’étranger, la
empire du Bien total et obligatoire que nous décou- Revue scientifique, les Annales de philosophie chré-
vriraient la philosophie, les philosophes, en un mot, tienne. Les bases de sa vision du monde social sont
les « intellectuels ». Il n’est de morale qu’individuelle, en place. Il fera désormais des choses de l’esprit sa
émanée des libres choix humains. Le mal existe, vie, indépendant et ombrageux.
irréductible à une formule politique ou morale. Les
rapports sociaux sont régis par le droit, non par des
utopies morales ou politiques. Comment expliquer les choix politiques de Sorel à
« Dans la cité idéale des socratiques, l’esprit eut été Paris ?
surveillé, dirigé, opprimé. Platon a renchéri sur son Il nous est apparu comme un conservateur libé-
maître, mais il a suivi ses principes. Le citoyen ne ral, fonctionnaire et citoyen critique des pratiques
pourrait prétendre qu’à une seule liberté, la liberté politiques. Il eût été le bienvenu à l’âge des ingé-
du bien. » 68 nieurs-patrons dont il partageait les options produc-
À travers Socrate, Georges Sorel fait, avant Karl tivistes et organisationnelles, hostiles à un État sté-
Popper, et dans les mêmes termes, le procès de la rile et invasif. Il faut tenter de reconstruire le tableau
Cité platonicienne. 69 de la vie industrielle où s’élabore une politique sans
État ayant pour fin la paix sociale comprise comme
Devenu économiquement indépendant par l’héri- extinction des guerres sociales par la discipline de
tage de sa mère, ayant refusé la pension à laquelle travail et l’incorporation ouvrière dans une institution
il pouvait prétendre, Sorel démissionne au cours de totale, l’usine. La riposte ouvrière ; la grève. La vio-
l’été 1892, quitte Perpignan , s’installe à Boulogne- lence de Sorel se situe au plan de la violence patro-
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sur-Seine, brisant net l’élan d’une carrière brillante. nale dont il partage la culture à travers Saint-Simon
Lorsqu’il s’affranchit de la vie professionnelle et pro- et Le Play. Une culture de producteurs, opposant
vinciale pour paraître dans la République des Idées, haute bourgeoisie industrielle et travailleurs, à l’ex-
Sorel est fort d’une expérience pratique et directe clusion de toute forme politique médiatrice.
de la chose publique, d’un savoir scientifique réflexif,
68. G. Sorel : Le procès de Socrate, op. cit., p. 7, cité par G. Goriely, op. cit., p. 42.
69. Karl Popper : La société ouverte et ses ennemis, 2 tomes : 1) L’ascendant de Platon, 2) Hegel et Marx, trad. française par J.
Bernard et P. Monod, Paris, Seuil, 1979.
K. Popper place en épigraphe de son ouvrage un extrait des Lois de Platon ; « Mais le précepte le plus essentiel est que nul, ni
homme ni femme, ne reste sans chef… » K. Popper : « Selon la République, la société originelle, celle qui ressemble de plus près
à l’idée de l’État, au meilleur des États, est un royaume gouverné par les hommes les plus sages et les plus proches des dieux. »
cit., tome 1), p. 43.
70. Reste une lacune dans la biographie de Sorel à Perpignan : ses relations ou absences de relations avec Charles Renouvier
(1815-1903) retiré à Prades, que Sorel ne pouvait ignorer. Le profil philosophique de Renouvier est heureusement stylisé par
André Canivez : « Le Latin Renouvier trouve son refuge dans une morale austère et un système qui essaie de fonder la personne
sur des valeurs dépassant l’individu, bien que celui-ci reste le seul acteur du drame solitaire, loin de Dieu et de la société. »
Histoire de la philosophie, Encyclopédie de la Pléiade, Paris NRF, 1974, p. 440. Il existe des affinités entre les deux hommes. Tous
deux sont anciens élèves de l’École Polytechnique ; sont des francs-tireurs de la philosophie ; se tiennent loin de l’enseignement
officiel ; professent un pessimisme radical ; défendent la communauté contre l’État ; sont hostiles à l’État ; leur anthropologie
intègre une catastrophe originaire, soit le péché originel chez le protestant Renouvier, soit un analogue pour l’agnostique
Sorel ; tous deux invoquent un état de guerre continuel ; partagent un certain pragmatisme ; sont des philosophes de la liberté.
(Renouvier, héritier spirituel de Jules Lequier). Mais une différence de taille : Renouvier est républicain, auteur d’un catéchisme
républicain, un ancien de 1848, un censeur sévère de la politique de la République au nom de ses valeurs fondatrices. Contre
l’individualisme de Renouvier, Sorel ne sépare pas l’individu du mouvement collectif qui le porte.
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