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laires, et il ne saurait faire reconnaître aucune vérité Remplissant le vide laissé par la religion, l’héroïsme
nouvelle. » L’article est une réhabilitation de Laplace, paraît désormais la seule dimension salvifique de
et une revue du champ d’application des probabili- l’existence comme on le voit dans les personnages
tés, des grands calculateurs, des lieux illustres du de Malraux. L’homme est la proie d’un dilemme exis-
calcul des chances : Bernouilli et la vaccination, le tentiel : ou l’héroïsme, ou la médiocrité et son cor-
pari de Pascal, l’homme moyen de Quételet, etc. Il tège d’abaissements.
conclut que le vaste champ des applications utiles
du calcul des chances ne dispense pas d’une néces-
saire vérification par l’expérience. Ses contributions
locales et nationales marquent un intérêt particulier
pour l’esthétique et les phénomènes de perception. 62
En 1889, Sorel publie deux ouvrages qu’il « jugera
sévèrement » : Contribution profane à l’étude de la
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Bible et Le procès de Socrate . Ces deux ouvrages,
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malgré leur imperfection, éclairent quelques direc-
tions de la pensée sorélienne. L’étude profane de
la Bible est celle d’un homme qui a perdu très tôt
la foi religieuse mais scrute les sources de cette
même foi : « Présenter la Bible au point de vue reli-
gieux, serait folie ; le peuple la rejetterait. Il faut la
faire entrer dans la littérature profane et l’introduire
comme un ouvrage classique. » L’ouvrage révèle
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le fond moral et moraliste de l’auteur, la leçon morale
qui est à la racine de sa pensée et de son œuvre. La
religion n’est pas mystique.
La lecture sorélienne du Nouveau Testament
dénonce la sensiblerie des synoptiques et vide
l’enseignement évangélique de tout contenu, spé-
cialement de sa dimension de charité. Sorel, fils de
son temps, agnostique et déterministe, naturalise
les livres saints dans lesquels il ne veut puiser que
des leçons d’énergie : initiation du peuple à la vie Georges Sorel préfère le Socrate de Xénophon à
héroïque, combat contre l’utilitarisme, arrêt de l’idée celui de Platon. L’idéalisme platonicien est rejeté.
révolutionnaire. Les anathèmes antibourgeois sont Sorel n’admire chez les penseurs Grecs ni la contem-
proférés, qui ne varieront guère : plation des Formes et des Idées, ni leur croyance en
l’immortalité des âmes, ni l’ascétisme philosophique.
« L’utilitarisme ronge la bourgeoisie autant que la Mais il découvre, dans la tradition sociale des Grecs,
plèbe. On a dit que les temps héroïques sont finis. la modération et, contre toute une tradition aristoté-
C’est pour les gastrôlatres triomphants qu’Esaïe a licienne qui exalte le loisir contemplatif, leur haute
écrit : “Malheur à la superbe couronne des enivrés estime pour le travail, leur sagesse pessimiste qui
d’Ephraïm...” » n’altère pas leur goût de la vie, leur sens de la
La religion de Sorel, purgée des maximes évan- patrie et de l’action héroïque : « Le véritable Hellène
géliques, est politique en tant que discipline du avait un grand fond de tristesse : au milieu de ses
peuple, comme celle de Maurras et de Barrès, de plus éclatants triomphes, il se rappelait qu’il faut
la bourgeoisie d’ordre, ou de certains tenants de craindre un retour de fortune. » Pessimisme dérivé
l’économie libérale, tous partisans de l’« Église sans du tragique. Il loue leur sens du mariage et de la
Évangile » de Renan . Mais il change le sens poli- famille, institution sacrée, pilier de la cité. L’homme,
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tique en y plaçant une charge explosive : l’héroïsme. contre toute gnose, contre toute mystique, ne peut
62. G. Sorel : « Esthétique et psychophysique », Revue Philosophique XXIX, 1 sem 1890, -« La vision des objets élevés », Revue
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er
scientifique XLV, 1890, -« Contribution psychophysique à l’étude esthétique », Revue philosophique, XXIX/XXX, 1 sem. 1890,
-« Note sur le vieux pont de Céret » BSASL XXXII, 1891, p. 339
63. G. Goriely, op. cit., pp. 30-49.
64. G. Sorel : Contribution à l’ étude sociale de la Bible, Paris, Auguste Ghio, 1889.
65. G. Sorel : Le procès de Socrate, Paris Alcan, 1889, p. 396
66. G. Goriely, op. cit., p. 31.
67. Maurras évoque, dans Chemin de Paradis (1894) : « les turbulentes écritures orientales », « les évangiles de quatre juifs
obscurs », prétend ne connaître d’autre Jésus que celui de notre tradition catholique, « le souverain Jupiter qui fut sur terre pour
nous crucifier », admire l’Église d’avoir « mis aux versets du Magnificat une musique qui en atténue le venin ».
Plus près de nous, un Montherlant assumera cette posture avec éclat, pour qui « le catholicisme a remis debout ce dont le
christianisme avait été le principal destructeur ».
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