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la hiérarchie culturale : la plaine s’est couverte de   titulaires de droits acquis en aval, contre les conces-
            vignobles à haut rendement qui concurrençaient les   sionnaires restreints d’amont. Titulaires ancestraux
            vignobles de coteaux et bénéficiaient de droits his-  protégés par les tribunaux judiciaires  contre « nou-
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            toriques pour l’usage prioritaire de l’eau, notamment   veaux entrants ».
            lors de la subversion des terres. La concurrence et   Sorel remonte l’histoire  de la gestion  des eaux
            l’inégalité  devant la défense  des cultures exaspé-  jusqu’à la Chambre des Domaines dont les magis-
            raient le conflit entre l’amont qui excipait de conces-  trats avaient reconnu les « droits acquis » (et non
            sions restreintes, et l’aval titulaire de droits histo-  « droits féodaux ») dont se prévalaient les membres
            riques. Conflits multidimensionnels autour de cette   des syndicats d’usagers. Des  investigations  plus
            irrigation gravitaire qui commandait la prospérité de   poussées sur une mesure hydraulique catalane, la
            toute une société rurale : oppositions de communau-  meule d’eau,  le conduisirent  aux sources  du droit,
            tés, rixes et violences physiques, menaces verbales,   la  lex  stratae, loi médiévale édictée par les rois
            intimidation  des fonctionnaires, pétitions, libelles,   d’Aragon, reconnue  valide et appliquée  par les
            procès, joutes oratoires,  clanisme,  manœuvres    tribunaux.
            électorales, clientélisme politique, démagogie, pots-
            de-vin. Conflits de classe : amont défavorisé contre   Sorel fut amené  à distinguer  la gestion  du cours
            aval fortuné  ; solidité  des droits historiques  de la   normal des eaux et leur « partage » réglé par des
            plaine contre harangues sociales des « orateurs de   titres de droit acquis  sous l’ancien  régime, dont
            village » (Georges Sorel) partageux dans l’esprit de   le contentieux relevait du droit privé  ; et les eaux
            1848.                                              « surabondantes », ou la « pénurie d’eau » justifiant
                                                               le domaine de compétence de l’administration et du
            Dans ce département d’antique irrigation, arrosé par   droit public. Frappés d’inexistence par la loi Le Cha-
            trois fleuves , Sorel fait l’expérience de la violence   pelier  en 1791, les syndicats d’usagers  ont perdu
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            née des conflits de droits  :                      leur  juge naturel  et leur  caractère de  droit privé.
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            (1)  droits  acquis à  titre  onéreux sous l’Ancien   Les deux cents syndicats d’usagers des Pyrénées-
            Régime, antérieurs à la réunion du Roussillon à la   Orientales, quoique libres, c’est-à-dire dispensés
            France et garantis par le traité des Pyrénées, dont   d’autorisation,  subissent l’attraction du droit public
            se réclamaient les propriétaires d’aval, et        et l’arbitraire de l’État.
            (2) autorisations  administratives  accordées  aux   Sorel critique expressément les abus de pouvoir de
            usagers d’amont, les « concessions restreintes ». Il   l’administration, l’empiétement de l’État sur les liber-
            s’agissait d’autorisations, données par l’administra-  tés privées,  les décisions  des ingénieurs  hydrau-
            tion aux usagers d’amont, de créer des canaux d’ir-  liques dont les solutions techniques, tels les projets
            rigation sous clause de fermeture en cas de pénu-  « chimériques » de barrages réservoirs, n’ont d’autre
            rie d’eau. Clause qui n’était jamais respectée faute   but que de calmer l’opinion publique. Il s’oppose for-
            d’autorité de contrôle, mais surtout faute  d’arrêté   mellement aux projets de retenues d’eau , montre
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            constatant la pénurie. Inertie de l’État, ou manque   les  notoires  insuffisances  techniques  antérieures
            de courage de ses représentants peu soucieux de    dont aucun ne passera au stade de la réalisation ,
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            s’exposer aux réclamations. D’où les recours des
            33. L’Agly, la Têt, le Tech, cours d’eau mineurs, ni navigables ni flottables, qui se jettent dans la Méditerranée. Le Tech avait fait
            l’objet d’une ordonnance en 1845 dont l’application s’avéra génératrice de conflits. Sorel sera chargé de  la réécrire.
            34. Quatre théories juridiques s’affrontent sur la propriété des eaux:
            1°) un publicisme intégral : l’appartenance au domaine public ;
            2°) un privatisme intégral : l’entière propriété des riverains ;
            3°)  une  théorie  mixte  structurelle/naturelle  :  attribution  du  lit  aux  riverains,  et  qualifications  des  eaux  courantes  en res
            communis ;
            4°) une théorie mixte fonctionnelle/ naturelle : appropriation spécifique de l’eau lorsqu’elle est utilisée comme force motrice
            d’un moulin ou affectée à l’irrigation, et droit d’usage commun hors de ces deux cas.
            35. Notamment un arrêt de cassation en 1838 reconnaissant l’authenticité des droits historiques (et non féodaux, abolis par la
            législation révolutionnaire).
            36. « Il est de notoriété publique que Tastu, ingénieur en chef, est personnellement hostile à la plupart des projets de barrages
            et que l’on attribue à l’action personnelle de M. l’ingénieur en chef la décision qui a réuni entre les mains de M. Sorel tout le
            service [hydraulique] et dont la conséquence a été l’abandon des études hydrauliques. » Lettre du Préfet des Pyrénées Orientales
            au ministère des Travaux Publics, 14 octobre 1889. Cité par A. Ingold, op. cit., p. 31.  E. Frenay note, art. cit., pp. 247-248 : « À ses
            débuts à Perpignan, ses rapports avec Antoine Tastu, le directeur du service, un vieil homme autoritaire, sont difficiles. Il [Sorel]
            déclarera plus tard, en 1909 : « L’homme de valeur ne peut occuper dans l’État la place qui lui est due qu’autant qu’il a su se
            plier à des concessions qui le ravalent au nombre des hommes ordinaires » et lui-même n’est pas disposé à transiger facilement.
            37. D’ailleurs la technique de la submersion des vignes ne donne pas les résultats escomptés. Elle est coûteuse en ressource. La
            qualité de l’eau s’avère parfois trop oxygénée pour être efficace, ou bien est absorbée par le sol.
            Quentin Sintès, op. cit., soulève un problème de classe sociale : la demande de submersion émane essentiellement de l’élite
            agricole, des notabilités. Le conflit amont-aval révèle simultanément l’incidence de la topographie et la rivalité de classes.
            Une loi votée le 15 janvier1878, portée par le ministre de l’Agriculture et du Commerce Pierre Teisserenc de Bort, entend
            intensifier  la  lutte  contre  le  phylloxéra  en  substituant  l’administration  au  propriétaire  pour  appliquer  certains  remèdes  :

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