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dans la province, à la fin du XVIII siècle […] L’indif- l’état mental du personnage par l’analyse grapholo-
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férence religieuse et politique caractérise la classe gique. D’une inflexible volonté, Ducruix est capable
si nombreuse à laquelle appartenait Lucia. » Le du plus grand dévouement et d’un désintéresse-
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travail de Sorel soutient brillamment la comparaison ment sans faille. Il se fait gloire d’avoir participé aux
avec ceux de ses amis chartistes ou historiens : la massacres de Septembre [1792], et se montre, en
documentation est de première main, organisée sui- même temps, préoccupé de justice sociale : symp-
vant une action et une progression dramatique, qui tôme de maratisme aigu. L’antipathie de Sorel pour
met en relief l’histoire comme destin, dont les per- la Révolution sera constante. Elle est, à ses yeux, le
sonnages sont les jouets. produit d’un siècle léger, le XVIII : la réalisation de
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sa philosophie simpliste et abstraite, l’œuvre de la
L’historien, par le choix des documents, leur décou- classe bourgeoise. Une bourgeoisie sentimentale et
page, leur mise en scène, imprime au pur et strict féroce. Sorel ne variera pas sur ces caractères de la
récit historique des destins individuels, l’intensité bourgeoisie, identiques en 1793 et en 1871.
du roman. Il fait paraître sur théâtre de l’histoire un
nouvel acteur : la classe sociale, et souligne dans
le personnage de Lucia la médiocrité de ceux qui G. Contributeur scientifique confirmé,
n’ont d’autre individualité que d’être le produit de moraliste débutant
leur classe. Faut-il pressentir dans ce jugement une
attitude personnelle de Sorel dans ses relations Lorsqu’il devient membre de la SASL, Georges Sorel
avec sa classe sociale, lui qui se montrera si libre à n’en est pas à son coup d’essai. Il a publié deux
l’égard de tous les milieux ? articles dans la Revue philosophique de France et
de l’étranger, fondée en 1876 par Théodule Ribot
Georges Sorel étudie, sous un angle aliéniste, le (1839-1916) qui a institué, contre la psychologie
cas de François Ducruix, un obscur lieutenant révo- morale héritée du dogmatisme de Victor Cousin,
lutionnaire, maratiste, en conflit avec sa hiérarchie, une psychologie expérimentale, scientifique, phy-
que les circonstances ont placé sous juridiction siologiquement fondée.
roussillonnaise. Il en appelle à Marat et aux plus Son premier article (1886), sur les applications
hautes autorités de la Révolution contre les autori- psycho-physiques , questionne le rapport entre
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tés locales. L’étude se déroule sur fond de menace nos actes psychiques (essentiellement nos percep-
de guerre avec l’Espagne. L’étude psychologique tions sensorielles) et les dimensions des excitations.
de Sorel reste tributaire des analyses réductrices Sorel vise aux résultats pratiques :
de Hippolite Taine alors considéré comme le maître 1) les perceptions visuelles naturelles (perspective,
analyste des ressorts psychologiques par lesquels illusions) ;
s’explique la Révolution. Sorel complète Taine par 2) les effets lumineux (lumières des phares conju-
Lombroso, et importe, à cette occasion, le mot, gués sur les côtes maritimes, feux de direction à
bizarre à nos oreilles, un peu magique, mais sans l’entrée des rivières ;
avenir, de « mattoïde » (en italien matto signifie fou). 3) les contrastes de couleurs, tel l’emploi différen-
Lombroso est le théoricien du « criminel né ». Ayant cié de la polychromie dans le temple de Minerve
déploré le mauvais accueil des travaux de Lombroso Poliade à Priène ;
en France, Sorel entend lui rendre justice, malgré 4) les perceptions sonores dans les salles de théâtre,
les obscurités de sa pensée et le peu de soin qu’il d’opéra et de concert.
prend de l’exposer bien. Son intérêt pour Lombroso La seconde partie est consacrée à la discussion
ne se démentira pas dans son œuvre ultérieure. des lois de Weber et de Fechner. La signature de
La Révolution est-elle un temps et un lieu de folie, Georges Sorel rejoint des plumes prestigieuses :
l’opéra des passions aberrantes ? Elle demeure Henri Bergson, Émile Durkheim, Joseph Delbœuf,
moins un événement qu’une question, une énigme, Gustave Le Bon, Gabriel Séailles, Gabriel Tarde,
une anomalie. « La Révolution ne pourra être par- Paul Souriau, Charles Féré…
faitement comprise que le jour où l’on aura étudié Nous avons noté l’intérêt de Sorel pour les applica-
les mattoïdes qu’elle a produits. » On reconnaît le tions du calcul des probabilités à l’occasion de ses
tableau clinique que Taine a dressé de Marat, révèle études météorologiques et son étude parallèle sur
une maladie politique spécifique dont il représente le les probabilités et l’expérience (1887) . Il y voit le
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type : fou lucide, avorton, difforme, exalté, surexcité, modèle du raisonnement scientifique, une critique de
automate de la pensée, prolixe, humanitaire sangui- la raison débarrassée des illusions du sentiment ou
naire . Ducruix souffre d’un délire de persécution, des évidences du bon sens. « Le bon sens ne peut
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d’une fureur vindicative et délatrice dont témoigne produire que des pétitions de principe ; il consiste
sa correspondance intarissable. Sorel confirme en dernière analyse, à répéter des idées popu-
58. G. Sorel : « Les Girondins en Roussillon », BSASL, XXX, 1889, pp. 142-224.
59. Hippolyte Taine : « Psychologie des chefs jacobins », Revue des Deux Mondes, Hachette, 1864, t. 65, pp. 325-367.
60. G. Sorel : « Sur les applications de la psycho-physique », Revue philosophique XXII, 2 ème sem. 1886, pp. 363-375.
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61. G. Sorel : « Le calcul des probabilités et l’expérience », Revue philosophique XXIII, 1 sem. 1887, pp. 51-66.
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