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LES AMBIGUÏTÉS DU CADUCÉE (I)
L’État, la santé publique, les médecins.
Aspects socio-historiques (1776-1892)
La pandémie questionne la santé publique. Elle La médicalisation, selon Michel Foucault, cons-
met en évidence une dualité de pouvoirs : mé- titue le grand mouvement de fond qui traverse
decins et gouvernants, et, à l’intérieur de chacun tous les États européens et ajoute à leurs fonc-
de ces pouvoirs des tensions, voire des divi- tions traditionnelles, la guerre, la justice, l’ordre
sions, d’ordre scientifique ou décisionnel. Il n’en public et l’enrichissement, une fonction « noso-
reste pas moins difficile d’assigner un centre à politique » qui a pour support la conservation de
la santé publique, encore que la Direction de la la force de travail. Considérant la médicalisation
Santé publique au Ministère de la Santé puisse dans le temps long de l’histoire, il juge « peu fé-
lui offrir l’abri d’une très honorable raison so- conde » la distinction entre médecine sociale et
ciale. Plus difficile encore d’apprécier l’extension médecine privée car elles participent toutes
de la santé publique dont Santé publique deux d’un même dessein, et voit dans l’hygié-
France, vouée à l’anticipation et à la coordina- nisme un déplacement de l’assistance
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tion, contrôle le management tandis que les hô-
pitaux fonctionnent, nuit et jour, comme des L’examen des faits sur le temps court convainc
chaînes de production continues. La discrétion du contraire. La Révolution, se donnant elle-
de la médecine ambulatoire, voire son efface- même comme remède, ferme les hôpitaux et
ment, dans une crise aussi grave, intrigue. La promeut la libre installation de l’« antiméde-
frontière entre public et privé est incertaine. La cine ». Le retour d’une médecine qualifiée ré-
santé publique semble aussi difficile à définir pond aux besoins des champs de bataille. Au
qu’à situer et circonscrire. Ainsi le Parlement XIXème siècle, les enquêteurs sociaux s’alar-
pouvait-il débattre simultanément du niveau des ment de la surmortalité ouvrière sans infléchir le
contraintes sanitaires collectives et d’une fin de dogme de l’économie politique qui prohibe l’in-
er
vie « libre et choisie ». Depuis le 1 janvier terventionnisme social. Les classes populaires
2017, sauf volonté expresse contraire, chacun préfèrent le « guérissage » à la médecine en la-
est présumé consentir au don d’organes. Les quelle elles n’ont pas confiance, et les médecins
corps individuels perdent leur privilège d’indis- auront beaucoup de mal, avant l’institution du
ponibilité pour la satisfaction de besoins géné- monopole, à conquérir leur clientèle. L’intermi-
raux médicalement déterminés. La solidarité nable gestation des lois sociales témoigne de
légale du don d’organes et la présomption du freins puissants à la médicalisation. Substitut de
consentement au don, créent une réserve biolo- la médecine, l’hygiénisme, qu’il soit fils de la Phi-
gique inépuisable et un type singulier de prélè- lanthropie ou frère de l’Assistance, retient l’at-
vement qui alimentent la productivité sociale du tention sans s’imposer jamais, prévient, alerte,
vivant. La santé publique est la prise de contrôle s’indigne, mais ne dépasse pas l’ordre des pré-
du vivant par l’État, une nouvelle économie du conisations. Il forme le vaste et profond décor
vivant et une appropriation renouvelée des d’une scène sur laquelle s’avance et triomphe la
droits de vie, de mort et de prélèvement qu’il dé- médecine à l’acte.
lègue à l’institution médicale.
Cette étatisation du vivant ne peut être appré- Comment comprendre l’antinomie française
hendée que par des néologismes : biocratie (A. d’une médecine à l’acte, individuelle investie
Comte, 1851 ; E. Toulouse, 1919), anatomo- d’une mission de santé publique ? Dans quelles
politique, biopolitique (Michel Foucault) qui dési- conditions s’est effectué ce transfert, que nous
gnent respectivement la gestion disciplinaire et dit-il des relations entre État, santé publique et
rationnelle des corps individuels par un Souve- médecins ?
rain dépositaire de la vie de tous, et une techno- C’est ce que nous souhaiterions examiner dans
logie de régulation des populations mise en le temps court qui sépare la création de la
œuvre dans la seconde partie du XVIIIe siècle. Société royale de Médecine en 1776 et la loi du
1 Michel. FOUCAULT, La politique de santé au XVIIIème siècle. In Dits et Écrits II, Gallimard, 2001, n°168, (Coll. Quarto)
pp. 13-28.
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