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L’événement occulte beaucoup de réticences, la même les bêtes saines […] Cette exécution était
cour de France, la dernière des cours euro- rigoureuse. »
péennes à se prêter à l’inoculation, cédait à la Le Trésor indemnisait les propriétaires des bêtes
pression de l’élite médicale et philosophique. Le abattues cependant que l’administration royale
vivant participe désormais de la gestion com- procédait à la désinfection des étables. C’est
mune des choses. La gouvernementalité des alors que Turgot comprit l’utilité d’une « société
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Lumières inaugure une praxis caractéristique de de médecine permanente, essentiellement char-
la modernité : subordonner le gouvernement gée de porter secours aux peuples dans les épi-
des hommes à l’administration des choses ; zooties comme dans les épidémies, et d’éclairer
soumettre la politique, dépendante de l’arbitraire l’administration ».
et du non-mesurable, à l’économie politique fon- En sa qualité de contrôleur général des
dée sur le calcul. finances, avec l’appui de Louis XVI, Turgot sys-
tématise la veille sanitaire et crée un organisme
ad hoc, officiellement dénommé Société Royale
de Médecine (1776) - ci-après SRM -, constitué
en réseau de quatre cents correspondants vété-
rinaires et médecins répartis sur tout le territoire,
sous l’autorité de Félix Vicq d’Azyr, anatomiste,
et de Jean-François de Lassonne, médecin de
la reine Marie-Antoinette.
La SRM est investie de la mission de « guider
l’action publique dans toutes les circonstances
où les opérations politiques peuvent influer sur
la santé et la vie des hommes ». La SRM devait
par ailleurs élever la médecine à l’état de « véri-
table science ». La santé publique devient une
affaire d’État dont la SRM est l’organe. La SRM
se constitue contre l’enseignement traditionnel
des Facultés de médecine, autant par son
champ d’action que par ses méthodes inno-
vantes. Ses dirigeants comprennent « combien
il serait important d’avoir un plan topographique
et médical de la France pour appréhender le
tempérament, la constitution et les maladies de
chaque province ». La SRM a également mis-
sion de labelliser les nouveaux médicaments,
d’en tester l’innocuité et l’efficacité, de procéder
à l’étalonnage des instruments de mesure ga-
rants de la fiabilité de ses collectes, de se pro-
noncer sur les remèdes secrets et les vertus des
eaux thermales. La SMR est une instance de re-
cherche de terrain, d’observation, de dissec-
tion ; Vicq d’Azyr, fondateur de l’anatomie com-
parée, recommande de ne pas séparer l’étude
Jean-Antoine-Nicolas de Caritat Condorcet, Vie de M Turgot de la médecine humaine et animale. La SMR est
https://archive.org/details/viedemonsieurtu00cond un lieu de recherche académique de toutes les
découvertes intéressant la médecine. C’est
Lorsqu’il était gouverneur du Limousin, Anne- dans ce cadre que Vicq d’Azyr fait traduire par
Robert-Jacques Turgot (1727-1781) avait dû Antoine-François de Fourcroy (1755-1809) l’Es-
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faire face à des épizooties dévastatrices dont il sai sur les maladies des artisans de Ramazzini,
avait contenu la contagion au moyen d’un cor- première systématisation des maladies profes-
don sanitaire militairement constitué sous la di- sionnelles.
rection de médecins habiles, en particulier Félix La doctrine de la SMR est un néo-hippocratisme
Vicq d’Azyr (1748-1794). « Partout où l’on expérimental, contrôlé, mesuré, basé sur des
n’était pas sûr d’arrêter la communication du topographies médicales qui prennent en consi-
mal, écrit son biographe, il y eut ordre de tuer dération les qualités physiques du sol, des eaux
12 Idée que les hommes sont gouvernables par des technologies et des méthodes de persuasion intériorisant le pouvoir.
« J’appelle gouvernementabilité la rencontre entre les techniques de domination exercées sur les autres et les techniques
de soi. » M FOUCAULT, Dits et Écrits, op. cit., n°363.
13 CONDORCET, Vie de M Turgo t, op. cit.
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