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Il réitère la dimension libératrice de la Révo-
lution et formule le premier principe de l’alié-
nisme : « Les aliénés, loin d’être des coupables
qu’il faut punir, sont des malades dont l’état
pénible mérite tous les égards dus à l’humanité
souffrante, et dont on doit chercher par les
moyens les plus simples à rétablir la raison éga-
rée . » Les hospices reflètent le régime poli-
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tique : lorsqu’il abolit « l’usage gothique des
chaînes », d’abord à Bicêtre, ensuite à La Sal-
pêtrière, Pinel constate qu’un régime de liberté
est consubstantiel à la cure : « J’ai observé avec
un soin scrupuleux les effets que produisait chez
les aliénés l’usage des chaînes de fer et ensuite
les résultats comparatifs de leur abolition, et je
ne puis plus former des doutes en faveur d’une
répression plus sage et plus modérée. Les
mêmes aliénés réduits aux chaînes pendant une
longue suite d’années, qui étaient restés dans
un état constant de fureur, se promenaient
tranquillement avec un simple gilet de force et
s’entretenaient avec tout le monde, tandis qu’au-
paravant on n’en pouvait approcher sans le plus
grand danger . »
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Pinel édicte la loi inviolable de tout hospice bien
ordonné : « proscrire avec sévérité tout mauvais
traitement, tout acte de violence », « déployer à
tout propos douceur et fermeté ». On peut y Jean-Étienne Esquirol, Des maladies mentales considérés
maintenir comme dans les régimes despotiques sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal
une apparence d’ordre par une réclusion arbi- (« Source gallica.bnf.fr /BnF »)
traire et illimitée et l’emploi barbare des chaînes.
Au contraire, « une liberté savamment calculée Pour Esquirol, Pinel, Moreau de la Sarthe, les
caractérise le maintien de l’ordre qui s’accorde passions naturelles qu’observaient les mora-
avec les principes sévères de la philanthropie ». listes classiques, déréglées par les circons-
Telle est la substance du « traitement moral » tances politiques et l’état général des mœurs
commun à l’art de gouverner et à l’art de guérir. sont la matrice de la folie : froid égoïsme, refroi-
dissement des affections domestiques, perte de
Les aliénistes attestent les causes sociales et l’autorité, disparition du sentiment religieux, rup-
politiques de la folie. Pinel, à la façon de ture de toutes les dépendances, Esquirol es-
Rousseau, incrimine une société corrup- quisse le tableau d’une déliaison sociale qui
trice : « l’estime des hommes, les honneurs, les constituera le socle de moralisation et de dé-
dignités, les richesses, la célébrité, ce sont ces fense sociale des aliénistes après 1850. La folie
désirs factices qui, toujours irrités et si rarement leur paraît indissociable d’un chaos historique :
satisfaits donnent lieu bien souvent au verse- « L’influence de nos malheurs de nos politiques
ment de la raison ». a été si constante que je pourrais donner
l’histoire de notre révolution, depuis la prise de
Jean-Étienne Esquirol (1772-1840) émet un dia- la Bastille jusqu’à la dernière apparition de
gnostic identique : « Les commotions politiques, Bonaparte, par celle de quelques aliénés dont la
en imprimant plus d’activité à toutes les facultés folie se rattache aux événements qui ont signalé
intellectuelles, en exaltant les passions tristes et cette longue période de notre histoire. » Il im-
haineuses, en fomentant l’ambition, les ven- porte d’apaiser les immenses séquelles de « la
geances, en bouleversant la fortune publique et plus terrible commotion que l’histoire ait con-
celle des particuliers, en déplaçant tous les nue » et d’imprimer à la Révolution le cours ré-
hommes, enfantent un grand nombre de gulier que seuls peuvent lui procurer l’inspiration
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folies . »
26 Philippe PINEL, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, seconde édition, Paris, Brosson, 1809,
§191, p 202.
27 Ibidem, Préface, note 1.
28 Jean-Étienne ESQUIROL, Des maladies mentales, Paris, J-B Baillière, 1838, tome I, pp 50-54.
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