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B. UNE CONSTITUTION MÉDICO-
POLITIQUE
Soucieux de purger la loi fondamentale des
droits sociaux et collectifs (droit au travail, aux
secours, à l’insurrection) inscrits dans la Consti-
tution montagnarde de l’an I, les Idéologues pro-
duisirent la Constitution de l’an III, un projet de
cité idéale pour un citoyen idéal, guéri de la vio-
lence, heureux dans la vertu : « L’homme est né
pour la vertu. La vertu seule peut le mettre en
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harmonie avec la société . » La Révolution a
renversé une société commandée par des
coutumes héritées du passé et des droits
héréditaires sans fondement naturel. L’Ancien
Régime était contre nature. Rationaliser la so-
ciété, la fonder en raison, c’est rétablir l’homme
dans son état naturel. Cet homme naturel a pour
essence propre la perfectibilité, notion capitale
qui alimente l’esprit de réforme. La société des
hommes est une série de moi précaires aussi
longtemps qu’ils n’ont pas accédé au mien. Les
Idéologues ont hérité de Locke cette union
substantielle du moi et du mien qui garantit son
autonomie et fonde son droit et son devoir de
propriété. Un moi sans propriété est un moi
inachevé. Un moi souffrant. D’où le filtre de la
propriété comme accès à la citoyenneté.
Cabanis, comme ses collègues de l’Institut, pro-
fesse un individualisme méthodologique : « En
un mot, il y a des individus avant d’y avoir une
société et la société n’est qu’une abstraction Cabanis, Quelques considérations... (« Source gallica.bnf.fr /BnF »)
quand on ne la considère pas comme la réunion
d’un nombre plus ou moins grands d’individus, L’objet de toute association politique est d’aug-
réfugiés dans son sein pour y vivre plus tran- menter le bonheur de tous ses membres ; la li-
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quilles et plus heureux . » Comment passer de berté et l’égalité font l’objet d’une science véri-
l’individuel au collectif ? La société est une table et constituent les points fondamentaux de
juxtaposition de moi soumis aux mêmes lois l’art politique. Disciple de Condillac, de Bacon,
intellectuelles et physiologiques dont l’étude des de Hobbes, mais surtout de Locke, philosophe,
rapports du physique et du moral dans l’homme, homme d’État, médecin, Cabanis, déterministe
l’anthropologie, permet de déduire les rapports au sens de son collègue Laplace, conçoit la
nécessaires et la constitution convenable. structure de l’État comme « une machine ani-
La bienveillance comme principe de la vie so- mée et vivante en toutes ses parties » et non
ciale, la vertu privée comme fondement de la comme « une de ces machines de cabinet dont
vertu publique, la propriété comme stabilisateur on peut admirer le travail mais qui n’exécutent
de l’ordre politique, un mécanisme réglé des aucun mouvement ». La science du gouverne-
pouvoirs qui prévienne tout despotisme, monar- ment repose sur trois principes :
chique ou révolutionnaire, la construction de l’in- 1) sur les notions exactes que fournissent les
dividu par la famille et la propriété, le droit sciences de l’homme ;
comme fondement de tout l’ordre constitu- 2) sur la philosophie rationnelle et morale ;
tionnel : ce texte reflète un ordre médico-légal, 3) à partir de ces données, sur le recueil de « ré-
une organisation des sciences de l’homme dont sultats assez sûrs », c’est-à-dire « qui se rappro-
Georges Cabanis est le grand architecte. Anti- chent de plus en plus du dernier degré de pro-
religieuse, anti-métaphysique, cette anthropo- babilité, seul genre de certitude que comportent
logie fait de l’humanité la production la plus les sciences pratiques, surtout celles dont
réussie de l’histoire naturelle. l’homme moral est l’objet ».
36 CABANIS, op. cit. XXXII.
37 CABANIS, Quelques considérations sur l’organisation sociale en général et particulièrement sur la nouvelle
Constitution, lu le 16 XII 1799 devant la Commission du Conseil des Cinq-cents. Imprimé par ordre de la Commission,
Paris, Imprimerie nationale, 25 frimaire An VIII. Avertissement, p 8.
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