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D’Amilaville, rédacteur de l’article « Population »   Diderot  cite  également  Depercieux,  Bernouilli,
               dans  l’Encyclopédie  (1765)  expose  les  préa-  Moivre,  Montmort,  Haller...  Cette  nouvelle
               lables  d’une véritable problématique démogra-   science fournit la matière de divers articles de
               phique et s’interroge à son tour sur « les causes   l’Encyclopédie :  « Hasard », « Jeu »,  « Proba-
               de  l’accroissement  ou  de  la  diminution  des   bilités »,  « Combinaison »,  « Vie »,  « Mort »,
               hommes ». Il observe au passage qu’il est pos-   « Naissance », « Annuité », « Rente ». Le calcul
               sible de protéger la population de la variole par   des probabilités, base de l’assurance, favorise
               « la  sage  méthode  de  l’inoculation » :  émer-  l’essor  des  échanges,  garantit  l’institution  des
               gence de la notion « population protégée ».      rentes viagères, stabilise et sécurise le monde
                                                                des  affaires.  Condorcet  conçoit  une  médecine
               La démographie devait être constituée comme      sociale par application du calcul des probabilités
               discipline scientifique par « Recherches et con-  à la vie sociale en vue de corriger les inégalités,
               sidérations  sur  la  population  de  la  France »   de rectifier le cours des fatalités, de prévenir la
               (1778) de Jean-Baptiste Moheau. L’auteur traite   misère « en opposant le hasard à lui-même, en
               une masse de données chiffrées dans un esprit    assurant à celui qui a atteint la vieillesse un se-
               de neutralité scientifique dont le résultat consti-  cours produit par ses épargnes » . Le principe
                                                                                              10
               tue un enjeu d’État : croissance ou décroissance   des assurances sociales est compris.
               de  la  population  par  rapport  aux  siècles  anté-
               rieurs ? La « population » entre dans le vocabu-  C. LA « SRM », SOCIÉTÉ ROYALE DE
               laire  économique  et  politique  et  constitue  un
               jugement de valeur : Voltaire y reconnaît un in-  MÉDECINE
               dice  physiocratique  de  la  « bonté  du  sol »  ;
               Rousseau, un critère politique d’un état « libre et   Les  arithméticiens  étudient  les  pertes  provo-
               juste ».                                         quées  par  les  épidémies  et  les  épizooties.  La
                                                                vaccination antivariolique fait problème. Certes,
               Dans  sa  biographie  de  Turgot,  Condorcet     si elle augmente l’espérance de vie, l’inoculation
               demande « pourquoi la politique, fondée comme    présente des risques.
               toutes les autres sciences sur l’observation et le
               raisonnement, ne se perfectionnerait-elle pas à   Quelle partie de la population doit la supporter ?
               mesure que l’on apporterait dans les observa-    Bernouilli,  - qui  soutient  une  controverse  avec
               tions plus de finesse et d’exactitude ? » La poli-  d’Alembert sur l’appréciation du gain de vie - an-
               tique, comme le monde physique, ne peut-elle     ticipant  l’épidémiologie  moderne,  après  avoir
               pas  se  régler  à  beaucoup  d’égards  par  poids,   mesuré  les  gains  et  les  pertes  en  termes  de
               nombre et mesure ? De nouveaux outils de ges-    « vie productive » et de « vie onéreuse », con-
               tion, des instruments irréfutables de gouverne-  clut  à  l’inoculation  systématique  en  invoquant
               mentalité  sont à la disposition du souverain : le   l’utilité publique fondée sur un argument d’éco-
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               calcul des probabilités, les tables de mortalité,   nomie politique : « La perte ne tomberait que sur
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               les  institutions  de  prévoyance  qui  sont,  selon   les enfants inutiles à la société . »
               l’expression  de  Mirabeau,  « la  seconde  provi-
               dence du genre humain ». Tocqueville, dans un    La Condamine, fervent partisan de l’inoculation,
               sens négatif, reprendra l’expression : « Le gou-  lance  la  formule  : « La  variole  nous  décime,
               vernement ayant pris la place de la Providence,   l’inoculation nous millésime. »
               il est naturel que chacun l’invoque dans ses né-
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               cessités particulières . »                       Le roi Louis XV étant mort de la variole un mois
                                                                plus tôt, Louis XVI et ses frères sont inoculés à
               L’article  Arithmétique  politique  de  l’Encyclopé-  Marly  le  18  Juin  1774.  (Marie-Antoinette  avait
               die,  sous  la  plume  de  Diderot,  renvoie  aux   été inoculée en 1768 à la demande de sa mère,
               auteurs préoccupés de d’espérance de vie, de     l’impératrice Marie-Thérèse). Inoculation exem-
               tables  mortuaires,  d’économie  politique  et  de   plaire, souhaitée,  observée, saluée comme un
               rendements agricoles, et fait l’éloge du chevalier   triomphe des Lumières contre la maladie : la bio-
               de Petty, pionnier en la matière.                politique commence avec le corps du roi.


               8  Cf. infra, note 12.
               9  Alexis  DE TOCQUEVILLE, L’Ancien Régime et la Révolution, Gallimard, coll. « idées », 1967, ch. XI, p 144. À
               rapprocher de Honoré- Gabriel Riqueti DE MIRABEAU (fils de Victor) : « J’appellerais volontiers l’économie [i. e. la prévoyance]
               la seconde providence du genre humain. » in Discours et Opinions de Mirabeau, notice par Barthe, Kleffer & Caunes, Paris
               1820, t. 3, p 417, à propos d’une « tontine viagère et d’amortissement au profit des ouvriers et hommes laborieux ».
               10  CONDORCET, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Vrin 1970, numérisé par Les
               Classiques des Sciences sociales, Uqac, 2005, p. 200.
               11  Sur tous ces points, voir le remarquable article de Grégoire CHAMAYOU : « Combien de temps nous reste-t-il à
                                                                                            e
               vivre ? La durée de la vie comme objet mathématique et comme enjeu politique au XVIII  siècle », Astérion,
               Philosophie, histoire des idées, pensée politique, 8/2011.

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