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Un médecin grec, Sophianopoulo, était persona deux théories s’affrontent sans concession et se
gratissima auprès du ministre des affaires étran- renvoient la charge de la preuve.
gères : le ministre l’envoie en Europe centrale et
dans les Balkans. Parti de Paris le 8 août 1831, Ni l’un ni l’autre camp n’est en mesure de
il est de retour le 9 mars 1832. démontrer l’existence : 1°) d’un « germe morbi-
Le choléra sévissait en Angleterre. Magendie fique » agent de contagion, ou, 2°) d’un
sollicite et obtient de l’Académie des sciences « miasme », ou « contage », exhalé par des
toutes les accréditations nécessaires, et, étant corps putrides, des déchets organiques, des
passé par Londres, observe l’épidémie dans son matières alvines, des odeurs méphitiques, en
site originel de Sunderland. suspension dans l’air, respirable et mortel. Parce
Le conseil supérieur de l’armée ne fait pas qu’ils supposent un miasme piégé dans l’atmos-
montre d’une moindre curiosité. Il délègue en phère, les non-contagionistes sont également
Pologne Chamberet, Trachez, Jacques et appelés « aéristes ».
Guyon qui croisera Sophianopoulo. Quant au Le contagionisme est réputé obscurantiste : il
ministère de la marine, il se reposait sur sa rappelle trop l’époque de Fracastor, son premier
longue expérience des épidémies. Le baron théoricien, contemporain de Machiavel et de l’In-
Larrey, vétéran des champs de bataille napoléo- quisition, et l’ancienne médecine. Il suscite des
niens, entend, sans quitter la France, apporter comportements primitifs : villes désertées, po-
sa contribution par un mémoire adressé à l’Aca- pulations qui fuient, se claquemurent, cherchent
démie de médecine de Saint-Pétersbourg où il des boucs émissaires. Tout cela relève de l’igno-
relate son expérience médicale et personnelle rance, de l’arriération et de peurs ataviques. Le
du choléra qualifié d’épidémique . contagionisme n’est pas davantage appuyé par
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l’élite médicale. L’opinion contagioniste des mé-
Le ministère des affaires étrangères, à titre de decins de campagne et des médecins militaires
réciprocité, favorisera l’arrivée de médecins est réputée dictée par leurs préjugés réaction-
étrangers, belges, espagnols, italiens… regrou- naires. Enfin le mot de contagion possède une
pés en société des médecins étrangers pour le étonnante force performative. Il suffit de le pro-
choléra. Ainsi s’esquisse une coopération médi- noncer pour provoquer la panique ; il doit être
cale internationale contre un fléau européen. tabou. La dimension psychologique de la mala-
die est déterminante pour le sort du malade.
4. Enjeux politiques du contagionisme et de Un autre enjeu, fondamental, concerne l’es-
l’épidémisme. sence de l’hygiénisme : les épidémies caractéri-
sent les foyers d’infection qui constituent l’un
La Révolution de 1830 apparaissait comme la des champs de prédilection de l’hygiénisme. Ils
victoire du libéralisme. Le contagionisme était sont l’objet d’étude, la raison d’être des hygié-
perçu comme une machine de guerre contre la nistes dont tous les efforts visent à l’amélioration
liberté, le libre-échange et la libre circulation, des conditions de vie par l’assainissement des
une mesure de police à prétexte médical. Contre logements, la lutte contre l’habitat « insalubre »,
les contagionistes, les non-contagionistes allè- la création de réseaux d’égouts, le traitement
guent l’infection, conséquence des conditions des déchets, le nettoiement des rues, l’assèche-
de vie : elle consiste en une émanation de ment des marais, l’agencement de la cité et
miasmes produite par un air vicié et corrompu, l’aménagement du territoire, clefs des modifica-
habituel dans des lieux sales dont les habitants teurs de santé.
sont en surnombre et physiologiquement déla-
brés. Les épidémies se caractérisent par l’am- 5 Une polémique russe en France :
pleur de la population attaquée et leur déplace- Jaehnichen contre Moreau de Jonnès.
ment spatial (leur « marche ») au gré des
conditions météorologiques et de la direction Dans sa livraison du Ier trimestre 1831, la Revue
des vents. Les endémies, statiques, sont des deux Mondes publiait une lettre de Russie,
propres à certains lieux dits « foyers d’infec- sans nom d’auteur, datée du 27 janvier 1830,
tion », et se définissent par leur récurrence aussi intitulée : « Lettre de Saint-Pétersbourg sur le
longtemps que ces lieux n’ont pas été assainis. choléra-morbus ».
Mais les miasmes se transportent par l’air et les Dès les premières lignes on comprend que l’au-
vents. L’étiologie contagioniste accuse la circu- teur, très informé sur la situation du choléra en
lation des personnes et des choses. L’étiologie Russie et en Asie, reprenant le terme de choléra
non-contagioniste accuse la concentration ex- pestilentiel, professe une opinion contagioniste.
cessive de population et des conditions de vie Ayant évoqué l’atonie constitutionnelle du pay-
dégradées. Deux champs qui ne se superposent san russe, la misère et l’abus d’alcool, qui le
pas et impliquent des enjeux différents. Les rendent plus vulnérable au fléau que les autres
13 Baron D.-J. LARREY, Copie d’un mémoire sur le choléra-morbus envoyé à Saint-Pétersbourg en janvier 1831
pour le concours relatif à cette maladie épidémique, Paris, imprimerie de Demonville, 2 mai 1831.
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