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Ces mouvements sociaux pour la défense de
droits acquis ou menacés, encadrés par des res-
ponsables légitimes, encastrés dans la légalité
républicaine, n’ont rien d’une ruée vers le renver-
sement ou la conquête du pouvoir.
L’enjeu n’est pas le pouvoir, mais le travail. Or le
travail ne se caractérise-t-il pas par le lien de
subordination, reflet de l’organisation des rap-
ports sociaux et politiques ? Et toute revendica-
tion en matière de travail ne vise-t-elle pas peu
ou prou l’ordre établi ?
La rhétorique opposant à la légalité du corps po-
litique l’illégitimité, l’incompétence, l’anomie du
nombre assimilé à la violence et à la déraison,
répète une accusation relancée à l’occasion de
tous les mouvements sociaux d’ampleur, depuis
la Révolution et l’avènement du suffrage univer-
sel. La « foule » sous-entend une funeste loi du
nombre, une prévalence de la quantité sur la
qualité, une réduction aux instincts primaires qui
l’écarte de la raison politique autant que de l’aris- Source : gallica.bnf.fr Bibliothèque nationale de France
tocratie morale.
Le contact de la foule suggère un jugement
Une malédiction ontologique pèse sur le nombre, esthétique et moral, généralement négatif, oppo-
quantification du multiple, exilé de l’Un. Les sant la lumière et l’ouverture de l’intériorité du
Grecs disposaient d’une grande variété de « je » à l’obscurité d’un collectif qui est le « non-
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termes . Platon qualifie la collectivité de « gros je » c’est-à-dire une obscure extériorité indiffé-
renciée. Elle illustre la dialectique de l’un et du
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animal ». Pour Aristote « une foule rassemblée multiple dont l’affrontement structure La Répu-
au hasard ne constitue pas un État » ; lorsque le blique de Platon.
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peuple se transforme en monarque, arrive le Ce sont des masses dépersonnalisées qui assu-
règne des démagogues qui gouvernent par ment dès l’aube des temps modernes, le fait éco-
oukase. nomique et social de la discipline du travail, par
Les Romains, parmi de nombreux vocables à le travail ; qui se transforment en agent historique
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connotation péjorative distinguaient « popu- de la lutte pour l’émancipation, contre la servi-
lus », acteur politique, et « plebs », peuple iden- tude ; qui contestent le « no society » ultra-
tifié à plèbe. Le nombre atteste et mesure l’inver- libéral, négateur des fondements sociaux de
sion des valeurs : dans la symbolique du corps l’État et de la démocratie et prétend gouverner
de Platon, la multitude est assimilée au ventre. sans elles, contre elles.
Foule est donc un terme polémique dont l’impré- Passage obligé : le vocable foule renvoie, parmi
cision fait la force. Le procès de la foule a été d’autres, nombreuses, à une œuvre discutable,
instruit de multiples façons. Dans la bouche de Psychologie des foules (1895) de Gustave
ceux qui l’emploient, le mot est souvent l’expres- Le Bon, reçue dans les années trente du précé-
sion d’un affect, d’une impression, d’une expé- dent siècle comme le terminus et l’acmé de la
rience négative. C’est un objet difficilement sai- réflexion.
sissable, aux contours non fixés, fluide, mobile, En substance, l’emploi tribunitien du mot foule
ductile, compact et volatil, massif et disséminé ; questionne la dialectique du travail et de la vio-
elle n’est totalement ni stock, ni flux, ou plutôt lence, le conflit de l’élite et des masses, la validité
participe de l’un et de l’autre, comme la lumière du travail comme pierre angulaire des droits
est à la fois onde et corpuscule. sociaux et d’une cité solidaire.
3 « dèmos », « ochlos », « plêthos », « homados », « oï polloï »
4 Platon, La République, 1493 a-d.
5 Aristote, Politique, 1303 a.
6 « multitudo », « vulgus », « turba », « rixa »
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