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I• FORMATION DE L’ETHOS DU TRAVAIL
Au travail, les pauvres ! est celui de la bourgeoisie marchande […] Il est
en intelligence avec le capitalisme naissant qui
Dès la fin du Moyen Âge l’aumône manuelle, ne peut développer ses entreprises sans main-
pratique spécifique qui reliait le pauvre au salut d’œuvre, et qui rêve de prospérité par le tra-
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commun temporel et spirituel de la cité, entre en vail. » Les conceptions de Vives que l’on inter-
crise au nom de la loi du donnant-donnant (do ut prète comme l’« avènement d’une nouvelle poli-
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des) et de la reconnaissance psychologique des tique sociale » , ont servi de référence aux
valeurs économiques. À la Renaissance, le dé- règlements municipaux des grandes villes mar-
clin de l’aumône, perçue comme un encourage- chandes des Flandres : Ypres et Bruges. Elle se
ment à la paresse, et la désacralisation du traduit par une répression sévère de la mendi-
pauvre, précèdent le nouvel ethos du travail qui cité, une traque de l’oisiveté et du vagabondage,
désormais caractérise l’économie moderne et passibles d’enfermement.
commande les rapports sociaux. Les humanistes Politique sociale transnationale et transconfes-
sont les promoteurs de ce nouvel âge. « Adigan- sionnelle à laquelle Luther imprime l’autorité d’un
tur ad laborem ! » « Qu’on les mette au travail ! » commandement divin : « Il est de la plus haute
Ce cri d’Érasme (1466-1536) pourrait être le mot importance d’extirper la mendicité du monde
d’ordre des humanistes en matière de pauvreté chrétien. Aucun chrétien ne devrait mendier. »
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et de mendicité. Son disciple espagnol, Juan Luis Le Réformateur incite à une sécularisation de
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Vives (1492-1540) , auteur du De subventione l’administration de la charité : « Il faut laisser le
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pauperum (1525), s’interroge, avant Locke et pouvoir temporel agir librement et sans en-
Rousseau, sur les processus de constitution de trave. »
la propriété et la genèse des inégalités : il déduit
que la misère procède des vices et de la pa- Il décline les trois principes recteurs de l’action
resse ; aussi le travail lui apparaît-il comme un sociale : 1°) principe de police consistant à trier
remède social, à la fois réhabilitant et répressif. les populations ; 2°) principe d’économie : mesu-
Le travail est désormais revêtu d’une double rer les secours au minimum de survie : « Il suffira
fonction économique et disciplinaire. La loi du qu’ils ne meurent pas de faim ou de froid. » ;
travail est brutale : elle n’exclut ni les infirmes ni 3°) principe de justice sous forme de contrepar-
les incurables, ni les vieillards. Cette réforme tie : travail contre secours. Cette politique sociale
sociale suppose un critère de vérité : discriminer génère dans toute l’Europe des maisons de
le pauvre par nécessité du pauvre par paresse, travail ou workhouses, des « manufactures-
et un principe d’action : secourir les uns, donner prison » dont l’une des plus fameuses, Bridewell,
du travail aux autres dès lors qu’ils sont capables ancienne résidence du roi Henry VIII, a servi de
de produire. La charité devient œuvre rationnelle modèle. Les municipalités multiplient ces manu-
sous le contrôle non de la religion mais de la cité factures-prison qu’elles gèrent directement ou
où le travail remplit une fonction de production et donnent à bail à des entrepreneurs qui gèrent la
d’intégration. Vives propose un modèle où s’im- production.
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briquent hôpitaux et ateliers de façon à ne rien
perdre de la ressource productive disponible. Il La vocation (« beruf ») de l’homme dans le
incarne l’esprit du capitalisme naissant : « Son monde est de « gagner de l’argent, toujours plus
esprit puritain et laborieux, écrit Marcel Bataillon, d’argent tout en se gardant strictement des
7 Ethos : façon d’être socialement acquise ; synonyme d’hahitus.
8 Je donne pour que tu donnes.
9 Cf. infra note 39.
10 J-L Vives, De subventione pauperum, Bruges, 1525, traduit De l’assistance aux pauvres, Bruxelles, 1943.
11 Marcel Bataillon, « J-L Vives, réformateur de la bienfaisance », Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance, XIV,
1952, p. 140-159.
12 Bronislaw Geremek, La potence ou la pitié, L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours , NRF, Gallimard,
1987, ch. III, p. 159 et suiv.
13 Luther, « Discours à la noblesse allemande » in Les grands écrits réformateurs, éd. De Pierre Gravier, Préface de
Pierre Chaunu, Garnier-Flammarion, p. 110-111.
14 B. Geremek, op. cit., p. 274-280.
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