Page 9 - lettre_crhssoccitanie_34l
P. 9

vagabonds  dont  l’unique  affaire  est  de  ne  rien   Des lois pour les pauvres
              faire ? » En général, les candidats composent un
              plan en deux parties : une partie descriptive qui   Que faire des pauvres ? « Comment mettre les
              exprime leur sensibilité au contact des pauvres,   pauvres  au  travail,  selon  quelles  méthodes  et
              suivie d’une proposition d’action.                quels moyens ? » John Locke (1632-1704) avait
                                                                répondu  à  la  question  en  octobre 1697  par  un
              La  horde  des  pauvres  s’abîme  dans  un  imagi-  rapport  connu  sous  des  noms  divers :  Rapport
              naire de parasites, de prédateurs. La chronicité   sur les pauvres, Essai sur la loi des pauvres, Es-
              de  cette  plaie  sociale  s’apparente  au  harcèle-  sai sur les écoles d’industrie, traduit en français
              ment cruel des « guêpes et des frelons », au tra-  sous le titre : De la loi sur les pauvres et des
                                                                                  43
              vail sourd et persévérant des « vermines dévo-    écoles d’industrie. Les pauvres vivent de l’im-
              rantes », à la violence traîtresse des « pirates ».   pôt  aux  dépens  du  contribuable.  Diminuer  le
              Ils sont une « peste publique » qui met la société   nombre de pauvres, c’est  alléger la charge fis-
              à  l’agonie.  Déchus  de  leur  antique  aura  chris-  cale.  L’auteur  observe  que  l’augmentation  du
              tique, les pauvres sont les exécuteurs de l’Enfer,   nombre des pauvres ne procédant ni d’une pé-
              un « châtiment du Ciel », des « nuages qui por-   nurie  de  vivres,  ni  du  manque  d’emplois,  elle
              tent la foudre », « le plus terrible fléau du genre   « doit donc venir d’une autre cause, qui ne sau-
              humain ».                                         rait être que le relâchement de la discipline et la
                                                                corruption des mœurs, la vertu et l’industrie allant
              Tout  cela  inséré  dans  la  représentation  d’un   de pair tout comme le vice et l’oisiveté ». Des me-
              gigantesque  mouvement  immobile,  irrésistible :   sures disciplinaires s’imposent comme la ferme-
              grouillement,  pullulement,  suppuration,  masse,   ture des estaminets et tavernes, et la répression
              foule  proliférante,  invasive…  La  métaphore,   du  vagabondage.  On  procédera  au  triage  des
              opérateur de différence ontologique, réalise une   pauvres et au dépistage des parasites. Le régime
              double réduction : celle de l’humanité réduite à   du travail des pauvres relève de la coercition pé-
              l’insecte, puis à la colonie d’insecte, c’est-à-dire   nale soit dans les pontons et les vaisseaux de
              à  l’anonymat  d’une  atroce  fongibilité  du  Même   guerre, ou dans des maisons de force. Les en-
              que ne viendrait adoucir aucune différence.       fants des pauvres, âgés de trois à quatorze ans,
                                                    42
                                                                seront placés dans des écoles d’industrie consa-
              Les  discours  proposés  aux  académiciens  de    crées à la filature et au tricot. L’école d’industrie
              Châlons reconduisent le discours de la répres-    est une école d’éducation morale ; on peut obli-
              sion  sociale  tempéré  par  celui  de  l’humanité   ger  les  enfants  « à  aller  à  l’église  tous  les  di-
              sensible. Les solutions proposées sont conven-    manches, en même temps que leurs maîtres ou
              tionnelles  et  parfois  fastidieuses  dans  leur   maîtresses,  ce  qui  leur  inculque  le  sens  de  la
              ressassement :  travail  obligatoire  pour  les   religion, alors qu’à présent, élevés dans l’oisiveté
              valides, secours aux invalides, mise hors d’état   et sans règles, ils sont aussi étrangers à la reli-
              de nuire des délinquants. À la base des solutions   gion et à la morale qu’ils le sont à l’industrie ». Il
              proposées  se  trouve  l’idée  que  le  pauvre  ne   sera  institué  dans  chaque  paroisse  un  gardien
              s’appartient pas, que l’on peut en disposer, que   des pauvres choisi par ceux qui paient l’aide aux
              les  enfants  abandonnés  sont,  par  droit  de   pauvres qui sera doté de pouvoirs judiciaires sur
              naissance  si  l’on  ose  dire,  propriété  de  l’État.   la personne des vagabonds et des mendiants. À
              Dans  son  compte  rendu,  l’abbé  de  Malvaux    ce  rapport  répondra  le  cinglant  pamphlet  de
              préconise  les  visites  à  domicile  de  type    Swift,  publié  anonymement  (1729),  parodie  de
              vincentien,  crée  le  syntagme  de  « visiteur  des   rapport  officiel :  La  modeste  proposition  pour
              pauvres »,  conception  centrale  de  la  pratique   empêcher les enfants pauvres en Irlande d’être à
              philanthropique  théorisée  sous  la  Restauration   la  charge  de  leurs  parents  ou  de  leur  pays,  et
              par le baron de Gérando.                          pour les rendre utiles au public : les manger.

















              42  Marx ne procède pas autrement lorsqu’il décrit l’inerte masse indifférenciée du lumpenproletariat.
              43  John Locke, Que faire des pauvres ? De la loi sur les pauvres et des écoles d’industrie, trad. de Laurent Bury,
              présentation de Serge Milano, PUF, 2013. Titre original : On the Poor Law and Working Schools, 1697.


                                                            9
   4   5   6   7   8   9   10   11   12   13   14