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La protection administrative des vivres était as- maintien du faible coût du pain par le contrôle des
surée par un corps de police administrative dont prix incluant la taxation d’office. Sous le regard
Nicolas Delamare (1639-1723), commissaire de d’une population qui n’hésite pas à se soulever,
police, collaborateur du lieutenant de police La artisans, petits commerçants, manouvriers, vi-
Reynie, a décrit le fonctionnement et les règles gnerons… La population est un acteur clé de la
dans son Traité de police (1705). politique des subsistances, comme s’il s’agît,
sous les espèces du pain, d’un mystique corps
Le pacte nourricier du Roi auquel l’affiliaient le pacte nourricier et un
principe d’économie morale non écrits.
Les grains, condition première de la survie, de
l’ordre social et de la vitalité du Royaume, ne sont La circulation des grains
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pas une affaire d’économie, mais une affaire po-
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litique. Les circuits de leur production , de leur Tel est le contexte dans lequel on commença, à
mise sur le marché, de leur stockage sont réglés partir de 1750, à « raisonner sur les blés ». Une
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et visibles aux yeux du public. Les grains ne peu- campagne hostile à la police des subsistances
vent être vendus qu’au marché. Les consomma- sortit de la secte des économistes, soutenue par
teurs finaux, les bouches à nourrir, disposaient l’école physiocratique et l’idéologie du libre-
d’un droit de préemption sur les boulangers, les échange substituée à la « tyrannie des grains ».
marchands, les meuniers. Les quantités faisaient Révolution copernicienne. La campagne libérale
l’objet de mesures officielles par des mesureurs. entend démystifier les anciennes pratiques,
La mise sur le marché valait obligation de vente vaincre les préjugés, gagner l’opinion, promou-
et se trouvait en quelque sorte sous séquestre de voir enfin la libre circulation des grains, l’esprit
la vente publique. Les fermiers producteurs d’entreprise et le commerce, garants de prospé-
étaient habilités à stocker leur production, leur rité et d’abondance. Les lois d’assistance aux
seule production. Afin de pourvoir aux mauvaises pauvres sont décriées.
récoltes, et aux pénuries, l’autorité royale consti- Turgot (1727-1781) auteur de l’article « Fonda-
tuait des réserves destinées à contenir la hausse tion » de l’Encyclopédie, fait le procès des ins-
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des prix. La police des grains tenait registre des titutions charitables aveugles aux besoins réels,
marchands et de leurs transactions. « Les halles qui entretiennent sans la corriger la mendicité et
rustiques et urbaines jouent alors dans la vie l’oisiveté. Même si « le pauvre a des droits sur le
quotidienne des hommes communs un rôle com- riche », la charité publique ne doit pas détourner
parable à celui de l’église paroissiale. La poli- les hommes du travail et « rendre la condition du
tique des grains est une politique traduite en fainéant préférable à celle de l’homme qui tra-
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mystique. » vaille ». Les institutions charitables créent et
Les femmes, maîtresses de l’intérieur, le sont entretiennent la pauvreté qu’elles prétendent
aussi de la rue, de la halle, du marché, les pre- secourir. Les Fondations qui éternisent la vanité
mières averties du coût des denrées, les pre- d’un homme, augmentent la misère et la dépopu-
mières à dénoncer leur cherté, à réclamer contre lation, « diminuent la race des citoyens indus-
les prix sur la place publique, à interpeller les trieux », « accroissent la populace vile composée
autorités. de mendiants et de vagabonds, et livrée à toutes
L’autorité de contrôle procède aussi souvent que sortes de crimes ».
nécessaire au blocage des prix de façon à pré- Le pauvre est en rupture de ban au regard du
venir sous-nutrition, famines et soulèvements naturalisme physiocratique. Il nie la puissance
populaires. L’administration royale n’avait pas les maternelle de la Nature, car la Nature ne saurait
moyens d’imposer un tarif unique, d’où l’autono- être marâtre. C’est donc que le pauvre est mau-
mie relative de chaque place de marché sous le vais fils. La Nature aime les travailleurs ; la ma-
contrôle des autorités locales et de la commu- lédiction du pauvre tient à son refus de coopérer
nauté villageoise ou urbaine qui veillaient au res- avec elle. Autrement dit à sa paresse.
pect des principes fondamentaux : mise sur le Le Physiocrate Turgot répète la maxime de l’im-
marché de l’entière masse frumentaire ; affecta- pératif catégorique du travail : « Tout homme
tion prioritaire et autoritaire aux besoins locaux ; sain doit se procurer sa subsistance par son
49 Steven L. Kaplan : Bread, politics and politica economie in The reign of Louis XV, La Haye, Martinus Nijhoff,1976.
C-r de lecture : Daniel Roche, Annales ESC, 356, 1980, p. 1290-1296.
50 Steven L. Kaplan décrit la chaîne complexe qui conduit le grain récolté du champ au marché, puis au moulin et à la
boutique du boulanger. op. cit.
51 Denis Roche, art. cit.
52 Voir Florence Gauthier et Guy-Robert Ikni : La guerre des blés au XVIIIe siècle. La critique populaire de la
liberté économique. Eudes rassemblées, Kimè, 2019.
53 « Vers 1750, la nation rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’opéras, de romans, d’histoires romanesques, se mit
enfin à raisonner sur les blés. » Voltaire, Dictionnaire philosophique, article blé.
54 Institutions privées d’inspiration chrétienne en faveur des pauvres.
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