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tous les domaines de la vie, et l’avènement d’un conscience sociale en cours, le sentiment d’une
nouveau « monde moral ». Il distingue deux rupture avec le passé qui affecte au premier chef
types d’action de la foule : des mouvements le gouvernement monarchique et les élites, se
spontanés, émanant de la foule elle-même, et fait sentir dans les nouvelles technologies de
l’instrumentalisation de la foule par des agents pouvoir. De là naît une inquiétude : qui paiera le
extérieurs, des individus situés « au-dessus » ou prix de la modernité ? Émerge une prise de cons-
étrangers à la foule. Il partage les réserves de cience « qui englobe le social et préfigure le
Rudé sur l’emploi du terme « populace » pour politique ». Jean Nicolas conclut : « L’attitude
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désigner des foules soudoyées dans lequel il voit rébellionnaire traverse les épisodes et les
une facilité qui dispense d’une analyse plus séquences, inclut le XVIIIème finissant et le
profonde. Portant son attention sur les mouve- XIXème prolongé pour constituer un mode qui a
ments spontanés, il y distingue un consentement fait du heurt et de la rupture le principe du chan-
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populaire plus organisé, s’appuyant sur des tra- gement dans l’espace français. »
ditions plus complexes que ne le laisse supposer
le terme d’émeutes. Il nous a paru intéressant de juxtaposer la
Les émeutes pour le pain ou émeutes de la faim réflexion d’un historien du XXIe siècle qui nous
« tiraient leur légitimité des présupposés d’une restitue, à partir d’un impressionnant matériau
économie morale plus ancienne selon lesquels il documentaire, une société vue d’en bas, et la
était injuste et immoral de s’enrichir sur le dos du position surplombante d’un Leroy-Ladurie, qui,
peuple en spéculant ». Dans les communautés trempant la plume de Taine dans l’encrier de
urbaines ou rurales la conscience de consomma- Voltaire, et démultipliant les clichés goguenards
teur avait précédé les autres formes de cons- d’en haut, décrit (1974) la formation idéologique
cience politique ou sociale. Le révélateur le plus du meneur révolutionnaire type, dans la tabagie
constant du mécontentement populaire n’était et les brocs de vin du cabaret , ennemi du trône.
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pas le niveau des salaires mais le coût du pain. Plutôt que Rousseau, il lit les complaintes du
L’émeute remplit une fonction de justice répara- Bonhomme-Misère, autre ennemi du trône,
trice qui se traduit dans le comportement auto- lequel demande avec perfidie : « Quand Adam
discipliné des émeutiers. « Le peuple considérait bêchait et Eve filait, où était le gentilhomme ? »
ces « émeutes » comme des actes de justice et Mais ce futur leader jacobin n’est-il pas le lointain
tenait leurs dirigeants pour des héros. Dans la neveu du moyenâgeux bonhomme Jacques
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plupart des cas elle culminait avec la vente for- décrit par Michelet ? « Le bonhomme Jacques
cée des denrées au prix traditionnel ou populaire, se réveille, ouvre les yeux, se tâte et remue les
analogue à la taxation populaire française, le pro- bras. Furieux de misère et n’ayant rien à perdre,
duit de la vente étant remis aux propriétaires. » il se rue contre son seigneur qui l’a si mal dé-
Pour Jean Nicolas, le durcissement des mœurs fendu, il lui casse ses sabots sur la tête ; cela
qu’on va observer dans le dernier tiers du s’appelle la Jacquerie. Jacques a senti sa
XVIIIe siècle est révélé une construction de force. » 67
63 Jean Nicolas, op cit, p 541.
64 Portrait-robot, voltairien et goguenard par Emmanuel Leroy du révolutionnaire en formation, in « Révoltes et
contestations rurales en France de 1675 à1777 », Annales ESC, 1974,291, p. 6-22. Mélange de qualité littéraire et de
mauvaise foi historique . Comment les idées révolutionnaires générées dans le vin et la fumée dans la sociabilité interlope
du cabaret, s’infiltrent dans le cerveau d’un déraciné désœuvré.
« Les églises se vident, les cabarets se remplissent, propagateurs du mauvais esprit ; un tel état d’esprit cultivé dans les
tavernes n’est pas bon pour la seigneurie ecclésiastique à cause de l’irritante question des dîmes ; ni, par contrecoup, pour
la seigneurie laïque […] Les cabarets sont en effet développés par la croissance concomitante d’une consommation et
d’une sociabilité ; une tabagie envahissante se propage, du XVIIème au XVIIIème siècle, depuis les zones maritimes qui
furent enfumées, jusqu’au cœur de la nation enfumée à son tour. Les nouveaux leaders, futurs politiciens locaux, militants
éventuels d’émeutes, simples braillards se forment ainsi parmi les volutes de fumée et des brocs de vin. Les leaders et
leurs adeptes sont, inutile de le rappeler, de plus en plus alphabétisés ; ils se nourrissent très rarement de Rousseau, mais
très souvent de cette littérature bleue qui diffuse le thème relativement récent du Bonhomme-Misère : ce bonhomme
prêche l’éminente dignité du pauvre en ce bas-monde et pas seulement par rapport à l’au-delà. La politisation de l’opinion
publique se fait aussi à partir des villes qui, par le biais de l’exode rural, sont le réceptacle de la mobilité descendante d’ex-
paysans déracinés ; ceux-ci développent en ville et transmettent ou injectent à leur famille restée campagnarde, avec
laquelle ils conservent un lien, des frustrations beaucoup plus vives que celles qu’ils auraient nourries s’ils étaient restés
parmi les rustres. »
65 Le cabaret est l’explication des troubles sociaux, au XVIIIème siècle et au XIXème siècle. L’alcool joue un rôle majeur
dans l’historiographie réactionnaire qui peut se prévaloir de la littérature naturaliste.
66 Jules Michelet, Discours d’ouverture à la Faculté des Lettres de Paris, du 9 janvier 1834.
Cité par Lucien Refort, Introduction (p III), in Jules Michelet, Le Peuple , Marcel Didier, 1948.
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