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Taine et la mission prophylactique de             acquise »,  la  « résultante »  des  deux  forces
              l’histoire                                        précédentes, la race et le milieu.
                                                                L’inter causalité de ces trois éléments tente de
              Taine (1828-1893) est en possession de sa mé-     rendre compte de l’unité d’un temps, de la totalité
              thode d’approche de la Révolution quand il publie   historique dont toutes les parties sont reliées par
              en  1864,  dans  La  Revue  des  Deux  Mondes,    des correspondances qui ne sont pas sans ana-
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              « Psychologie des chefs jacobins ».  Lorsque      logie avec l’épistémè de Foucault, soit une inte-
              l’expérience de la Commune relance son intérêt    raction  systémique :  ainsi  la  « charmille  de
              pour la Révolution et déclenche la grande crue    Versailles »  est  en  harmonie  avec  « un  raison-
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              d’un livre fleuve , il a publié son Histoire de la   nement  philosophique  et  théologique  de
              littérature anglaise (1863) où il met au point son   Malebranche,  un  précepte  de  versification  de
              déterminisme  historique,  et  De  l’intelligence   Boileau, une loi de Colbert sur les hypothèques,
              (1870) où il arrête une psychologie et une théorie   un compliment d’antichambre à Marly, une sen-
                                                                                                      85
              de la perception. L’histoire est une recherche des   tence de Bossuet sur la royauté de Dieu » . Un
              causes et des lois générales qui président à son   caractère  national  est  un  système  de  dépen-
              devenir ; déterministe, elle est aussi prédictive.   dances, une liaison de choses simultanées et de
                                                                choses  successives.  L’esprit  agissant  « est  un
              Empiriste, disciple des associationnistes anglais,   polypier d’images mutuellement dépendantes ».
              Hippolyte  Taine  rejette  les  notions  classiques
              héritées de l’aristotélisme et validées par l’éclec-  Une causalité nouvelle :
              tisme  cousinien  alors  dominant :  substance,   l’hallucination collective
              forme, faculté, cause, finalité… Il récuse la fan-
              tasmagorie  des  entia  rationis.  Il  n’y  a  que  des   In  fine,  l’histoire  se  ramène  à  un  problème  de
              faits ! Taine est en rupture à la fois personnelle et   psychologie.  Les acteurs historiques  sont  leurs
              gnoséologique avec un système officiel, - doctri-  perceptions en mouvement permanent de trans-
              nal et institutionnel -, qui l’a rejeté et marginalisé.   formation et d’échange. Entrer dans la percep-
              Il  construit  un  système  explicatif  qu’il  applique   tion des hommes, reconstruire leurs sensations
              d’abord aux études littéraires, et qui vise aux ori-  et les manœuvres de leur imagination, c’est tou-
              gines et conditions de leur production. Il en met   cher  l’intime  de  la  causalité  historique.  Pour
              au jour les éléments :                            pénétrer  les  secrets  de  l’intelligence,  il  faut
              1)  la  race,  conditionnement  de  base,  élément   remonter à la perception matricielle, originaire, à
              fondamental, impliquant les relations entre la cor-  l’élément  primitif  qui  n’est  pas  un  atome  im-
              poralité et le milieu naturel, le tempérament et le   muable, mais phénomène en mouvement, mou-
              caractère héréditaire, la mémoire collective ;    vement pur.
              2)  le  milieu,  terme  qui  fait  référence  à  Claude   Dans la perspective de Taine, l’hallucination tient
              Bernard, c’est-à-dire l’élément circonstanciel de   une  grande  place.  Loin  d’être  en  soi  patholo-
              la conjoncture politique, du milieu social et fami-  gique, l’hallucination, de l’aveu même de Taine,
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              lial où se particularise et s’individualise la race ;   est la « trame de notre vie mentale » . La per-
              3) le moment, élément dynamique qui renvoie à     ception  est  une  hallucination  vraie.  Toute  idée
              la mécanique classique et à la dialectique hégé-  créatrice  est  la  transformation  d’une  hallucina-
              lienne, que Taine caractérise comme « la vitesse   tion.  À  l’état  normal,  celle-ci,  représentation


              83  H. Taine, « Psychologie des chefs jacobins » , Revue des Deux-mondes, Hachette, 1864, tome 65, p. 325-367.
              84  Sous le titre général, Les Origines de la France contemporaine , quatre volumes s’échelonnant sur une décennie. :
              L’Ancien Régime,1875. L’Anarchie , 1878. La conquête jacobine ,1881. Le Gouvernement  révolutionnaire ,1883.
              85  Essais
              86  H. Taine, De l’intelligence , tome second, 6ème édition, Paris, Hachette, 1896, L II, Ch. Ier, « De l’illusion ».
              La phrase conclusive du chapitre est la suivante : « Ainsi l’hallucination qui nous semble une monstruosité, est la trame
              même de notre vie mentale » (p 31).
              Taine détaille les méthodes utilisées en hypnose, terme nouveau créé par le médecin-chirurgien écossais James Braid
              (1795-1860) en remplacement du terme magnétisme animal. Braid définit l’hypnose comme un « sommeil nerveux »,
              obtenu  par suggestion, laquelle consiste soit dans  le regard soit dans un  objet brillant tenu à hauteur du regard du
              suggestionné, sur lequel celui-ci concentre son attention. Il existe donc une hallucination naturelle, celle de la vie courante,
              et une hallucination artificielle. L’exercice de nos sensations relève de l’hallucination naturelle : « Ainsi notre perception
              intérieure est un rêve du dedans qui se trouve en harmonie avec les choses du dehors ; et au lieu de dire que l’hallucination
              est une perception extérieure, il faut dire que l’hallucination extérieure est une hallucination vraie. » (p 13).
              L’illusion politique, parce qu’elle porte sur des objets fantasmés procède de la suggestion collective analogue à celle des
              patients suggestionnés dépossédés de leur volonté, emprisonnés dans leur délire :
              « Quand le sommeil au lieu d’être naturel est artificiel, le travail hallucinatoire devient plus difficile encore. Tel est le cas
              du somnambulisme. Dans cet état qu’on provoque à volonté chez beaucoup de personnes, le patient croit sans résistances
              ni réserves aux idées qu’on lui suggère. » Ainsi ont cheminé les idées révolutionnaires.
              Dans son livre Taine se réfère à Alfred Maury et à aux aliénistes, dont Baillarger.


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