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besoin de s’appuyer ni sur les foules aveugles, ni situation s’inverse. L’Ancien Régime devient
sur les foules criminelles, n’ont point eu à modi- synonyme de santé, la Révolution de maladie.
fier leur opinion : pour eux comme pour tout indi- Maladie chronique ou cyclique. Il faut extraire la
vidu épris de justice et aimant la liberté, la France du cycle des révolutions. Dès après la
Commune reste un forfait exécrable. » révolution de 1830, un « ordre psychiatrique » se
Ce forfait consiste dans « un accès de pétrolo- met en place qui fonde les relations entre
manie alcoolique ». Le discours anti communard démence individuelle et collective sur les lois de
et pro versaillais repose sur un postulat : la l’imitation et de l’hérédité.
Commune est un accès de déraison, de folie, un
accident dont les causes sont « l’alcoolisme, Prosper Lucas et la loi de l’imitation
l’ignorance, l’envie » mobilisant des êtres panur-
giques, « indécis, mobiles, sans résistance Prosper Lucas (1808-1885) commence sa car-
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contre les passions qui les harcèlent, sans pro- rière par une thèse sur l’imitation qui aura beau-
pension au mal, sans attrait pour le bien, obéis- coup d’imitateurs et constituera le postulat de
sant machinalement et ne comprenant rien aux Gabriel Tarde qui oublie de citer son modèle.
événements dont ils sont enveloppés, sinon Lucas pose en principe que le nombre des idées
qu’ils ont une bonne paye et trop d’eau-de-vie ». reçues par imitation surpasse le nombre des
Pour le peuple, la Révolution n’est qu’un idées spontanées ou réfléchies. À la source de
opéra. La bête féroce qui gît en lui, que libèrent l’imitation se trouve l’exemple. « L’imitation, c’est
les meneurs, doit être dominée, dirigée. La l’exemple. » En elle-même l’idée d’imitation n’a
Commune est une leçon de sciences naturelles, rien d’anormal ou de pathologique : elle ressortit
l’enseignement de la nature par elle-même : de l’apprentissage et de l’éducation humaine.
« On allait voir un peuple sans mesure et sans C’est un lieu commun d’Aristote (que Lucas ne
instruction, lorsqu’il est livré à lui-même et qu’il cite pas) : l’homme est naturellement imitateur
se laisse dominer par ses propres instincts. L’in- mais imitateur en tant qu’être de raison et être
térêt de ceux qui avaient suivi la direction de ses social. L’imitation procède de l’intelligence et
destinées était de le surexciter, de l’amener à ce constitue le premier mode de transmission de
paroxysme inconscient où l’homme devient la savoir. Pour Lucas, au contraire, l’imitation pro-
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bête féroce naturelle » . cède de l’instinct et des émotions, relève de la
La Commune ne doit pas être comprise comme passivité, se diffuse par contagion comme le cho-
un acte politique mais comme un accès patholo- léra. Il explore un monde imitatif d‘en bas et inau-
gique, un phénomène psychiatrique, apolitique, gure une recherche originale sur la structuration
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anhistorique. Elle apparaît comme une natura- des mouvements collectifs en inscrivant l’imita-
lisation du crime « qui ressortit de l’histoire natu- tion ou le « suivisme » dans la série des compor-
relle même » . tements animaux dont le cri représente la forme
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primaire et universelle. La répétition instinctive
Pour extraire la France du cycle sans cesse des cris est commune aux « troupes de chiens,
recommencé de la pulsion révolutionnaire, l’ap- de loups ou de moutons, et [aux] assemblées
préhension scientifique du phénomène constitue d’hommes ».
la première étape. Démonter le mécanisme « Nous voyons tous les jours avec quelle puis-
n’est-ce pas déjà le maîtriser ? Le savant ex- sance les cris instinctifs de l’espèce se répètent
plique ; le politique, muni de tout l’appareil coer- dans ces dernières [les assemblées d’hommes],
citif, applique. au milieu des discussions et des mouvements de
Le corpus des sciences de l’homme dont l’alié- peuples ; et il est d’observation qu’ils ne sont ja-
nisme constitue la figure de proue, change de mais plus énergiquement reproduits que par les
cap. plus éloignés de voir et de comprendre ; on a tort
Les pères fondateurs de la médecine mentale, de s’en étonner ; s’ils étaient intelligents, ils ces-
en premier lieu Pinel, guérissaient des victimes seraient d’être involontaires. » L’imitation appar-
du despotisme (l’ancien « régime », ignorant, ca- tient au domaine de l’irrationnel et de l’involon-
duc, corrupteur), au nom de la « régénération » taire ; elle accuse une pathologie collective.
révolutionnaire consubstantielle du « traitement Lucas fait leur part aux imitations volontaires de
moral ». Ancien Régime et Révolution s’oppo- maladie ou d’infirmité (mimiques), aux simula-
saient comme la maladie et le remède. La guéri- tions qui caractérisent notamment l’activité
son supposait la transformation psychosoma- professionnelle des mendiants, et certains
tique de l’état d’esclave à celui de citoyen, le comportements intéressés. Il étudie surtout la
passage de la soumission à la liberté. La contagion « sympathique », qui fait éprouver des
92 Maxime Du Camp, op cit, p. 38-39.
93 Catherine Glazer, « De la Commune comme maladie mentale », Romantisme, 1985, n° 48, p. 63-70
94 Maxime Du Camp, op. cit, T. VI, p 515.
95 Prosper Lucas, De l’imitation contagieuse ou de la propagation sympathique des névroses et des monomanies ,
thèse, soutenue à la faculté de médecine de Paris le 28 août 1833, publiée chez Didot le jeune en 1833, 80 p.
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