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Les foules ne sont pas maîtresses de leurs actes La pensée de Schopenhauer (1788-1860) avait
ni de leur volonté, mais aveuglément soumises à familiarisé l’Europe intellectuelle aux forces
des meneurs, voire en état de possession. Toute obscures du vouloir vivre, au pessimisme méta-
foule est duelle : sa vie interne est un mouve- physique. La Philosophie de l’inconscient
ment continuel entre suggestionneurs actifs et (1869) d’Edouard von Hartmann systématisait un
suggestionnés passifs, lorsqu’il y a des meneurs Inconscient cosmique, réalité fondamentale,
identifiés ; ou entre le groupe lui-même (sugges- force vitale antagoniste de l’Esprit. L’inconscient
tionneur) et ses membres suggestionnés. La était dans l’air du temps, comme l’hypnose ou les
suggestion, ou domination, est une loi des rap- phénomènes oniriques. Tarde définissait la so-
ports sociaux. Il est plusieurs manières d’être ciété comme imitation et l’imitation comme « une
meneur, suggestif, impressionnant, autour de soi espèce de somnambulisme ».
ou à distance ; Tarde recourt au langage de la Les temps sont favorables aux rêveurs. Et à leur
démonologie : Rousseau a été l’incube et nocturnal. Antoine Charma (1861-1869), philo-
Robespierre le succube. Les idées exercent une sophe spiritualiste proche de Cousin, doyen de
causalité physique dans la « préparation des la Faculté des lettres de Caen s’intéresse à la
âmes » : elles circulent dans les conversations, folie, au sommeil, aux rêves, qu’il relate de 1836
les lectures, la fréquentation des clubs. Elles se à 1849, présente un mémoire Du sommeil, à
propagent par une contagion d’imitation lente. l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres
Leur action relève de l’embryogenèse. de Caen (novembre 1851) 102 . En 1867, l’aristo-
L’idée se fait homme, et, par imitation, multitude crate, homme du monde, artiste, sinologue, Léon
d’hommes. La causalité sociale par la contami- d’Hervey de Saint Denys 103 (1822-1892), qui
nation des idées est plus forte que les prédispo- tient un nocturnal depuis l’âge de quatorze ans,
sitions individuelles au crime. fait paraître, sans nom d’auteur : Les rêves et
Tarde distinguera, chez les meneurs, quatre les moyens de les diriger. Observations pra-
formes d’influence dont la source se trouve dans tiques 104 .
la volonté et l’affectivité : 1) volonté de fer, Un rêveur célèbre, qui, à l’état de veille est un
2) coup d’œil d’aigle et foi forte, 3) imagination érudit reconnu, académicien, conservateur de la
puissante, 4) orgueil intraitable. bibliothèque de l’Empereur, Alfred Maury publie
Il existe heureusement de bonnes foules ou en 1861 Le sommeil et les rêves, 105 livre de rup-
sectes, soumises à de bons chefs qui assurent ture avec la philosophie spiritualiste 106 .
leur pérennité : monastères, corporations, ar- Autodidacte, esprit encyclopédique, Maury est
mées. La foule saine appelle la hiérarchie ré- un familier des aliénistes, membre de la Société
clame le chef, vaut ce que vaut le chef. Le pessi- médico-psychologique depuis 1867 où il milite
misme ambiant guide la conclusion : les attentats pour la cooptation de Cesare Lombroso comme
anarchistes traduisent « la désespérance d’en « membre associé étranger ». Son livre raconte
bas », le scandale de Panama révèle « la démo- un rêve célèbre, analysé par Freud : « le rêve de
ralisation et l’égoïsme d’en haut ». La solution se la guillotine 107 ». Le rêveur est traduit devant le
trouve « dans la portion restée saine de nos tribunal révolutionnaire où siègent « toutes les
nations européennes, leurs armées ». plus vilaines figures de la Terreur », Robespierre,
Marat et Fouquier-Tinville avec lesquels il
Rêves, cauchemars et mirages s’entretient. Il est condamné à mort, conduit à la
magnétiques guillotine, ligoté par le bourreau et couché sur la
planche qui bascule et déclenche le couperet.
On a vu que l’hérédité psychologique de Ribot On peut ajouter à ce rêve politique celui du jeune
dissociait le domaine de la raison et celui des Gabriel Tarde, le « cauchemar politique » de la
émotions, et réservait une place à l’inconscient. Commune, qu’il a relaté dans son nocturnal 108
c’est une de leurs ressemblances nombreuses avec les ivrognes dont le plus grand plaisir, après celui de vider les bouteilles,
est de les casser. »
102 « Quoi de plus attrayant que ce roman bizarre où le merveilleux n’est plus l’exception, mais la règle... ».
103 « Voir Jacqueline Carroy, « La force et la couleur des rêves selon Hervey de Saint Denys », Rives méditerranéennes,
44-2013, p. 53-68.
104 Paris, Librairie Amyot, 1867.
105 Alfred Maury, Le sommeil et les rêves. Études psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s’y
rattachent, Paris, Didier et Cie, 1861.
106 Cf. Alfred Maury, érudit et rêveur, sous la direction de J. Carroy et Nathalie Richard, Rennes, PUR, 2007.
107 « Je rêve de la terreur ; j’assiste à des scènes de massacre ; je comparais devant le tribunal révolutionnaire. Je vois
Robespierre, Marat, Fouquier-Tinville, toutes les plus vilaines figures de cette époque sinistre... »
Maury a été lu par Proust et Freud son commentateur dans L’interprétation du rêve , Die Traumdeutung, Leipzig et
Vienne, Franz Deuticke, 1900.
108 Gabriel Tarde, Sur le sommeil ou plutôt sur les rêves et autres textes inédits édités par Jacqueline Carroy et Louise
Salmon, Lausanne, Éditions BHMS, 2009.
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