Page 33 - lettre_crhssoccitanie_34l
P. 33

transformer » 115  (p. 69). - « Depuis l’aurore des   Psychologiquement  les  foules  se  situent  au
              civilisations,  les  peuples… »  (p. 90).  -  « À  l’au-  niveau  mental  des  femmes  et  des  enfants, 117
              rore de ces civilisations une poussière d’hommes   éprouvent les pulsions de l’homme atavique, im-
              d’origines variées, réunis par les hasards des mi-  mémorial, de l’« homme primitif », ne compren-
              grations,  des  invasions  et  des  conquêtes »   nent  que  ce  qui  est  « simple  et  exagéré ».  Au
              (p. 177).                                         fond  la  foule  n’a pas  accès à l’idée puisqu’elle
              Le point de vue intemporel de Le Bon l’autorise à   n’est que sentiment, instinct, elle ne saurait en-
              utiliser des termes généraux, dont l’extension est   tendre  que  des  slogans  qui  résonnent  en  elle
              maximale, conformes à son point de vue supra      comme des croyances, des paroles sacrées, et
              historique  qui  le  dispense  d’alléguer  d’autres   déclenchent leur fanatisme religieux. N’oublions
              preuves que celles qui servent sa thèse.          pas  que  pour  Le  Bon,  comme  pour  les  philo-
                                                                sophes matérialistes des Lumières, la religion se
              L’art des généralités                             situe au degré zéro de l’intelligence 118  mais au
                                                                degré  maximum  de  la  pulsion  génératrice  des
              Le Bon peut donc se livrer à la libre manipulation   crimes de masse tels que « la Réforme, la Saint-
              des mots qu’il présente comme des essences. Il    Barthélemy, les guerres de Religion, l’Inquisition,
              parle de la foule et des foules. La foule au singu-  la Terreur » (p. 61). Les processus mentaux de
              lier  est  plutôt  l’objet  de  l’observation  et  de  la   la foule sont rudimentaires : le sentiment, le slo-
              démarche scientifique. Les foules au pluriel relè-  gan, l’image. Le Bon en profite pour glisser un
              vent plutôt de l’historien des civilisations qu’est   conseil : « L’orateur qui veut la séduire doit abu-
              également Le Bon, apte à une vue synthétique      ser des affirmations violentes. Exagérer, affirmer,
              de leur comportement diachronique et synchro-     répéter, et ne jamais tenter de rien démontrer par
              nique. La foule se définit en substance comme la   un raisonnement sont les procédés d’argumen-
              participation à une émotion collective quelle que   tation familiers aux orateurs populaires » (p. 37)
              soit  la  source  de  cette  émotion :  débat  public,   -  « Avec  des  modèles,  on  guide  des  foules »
              spectacle,  journal…  et  quelles  que  soient  les   (p. 106).-  « Connaître  l’art  d’impressionner  les
              modalités d’agrégation des individus : collection   foules,  c’est  connaître  l’art  de  les  gouverner »
              d’individus en un lieu géographique (foule révo-  (p. 55).- L’art des gouvernants consiste principa-
              lutionnaire, parlements, jurys, théâtres), ou dis-  lement à « manier les mots », sans égard pour la
              séminés  (lecteurs  d’un  journal…  ).  Le  critère   vérité puisque la multitude ignore les idées, les
              stable de la foule consiste en la loi de son « unité   raisonnements,  la  vérité.  Le  recours  au  men-
              mentale » 116 ,  en  l’unicité  de  son  « âme ».  On   songe  est  techniquement  fondé  et  montré
              pourrait s’interroger sur le caractère tautologique   comme un devoir de gouvernement.
              de cette définition, mais la métaphore de l’âme
              permet à l’auteur de s’introduire dans la vie psy-  L’occultisme
              chique de la foule, d’analyser son imagerie inté-
              rieure et ses affects par exemple l’exaltation de   L’une  des  forces  de  l’essai  réside  dans  son
              son sentiment d’invincibilité ou l’inhibition de son   illusion  noétique.  Le  Bon  organise  en  système
              sentiment d’irresponsabilité.                     quelques mots centraux dont la validité scienti-
              Il est d’évidence qu’en vertu de la loi de l’unité   fique est invérifiable mais qui peuvent suggérer
              mentale des foules, le moi individuel de ceux qui   un  super-savoir,  d’ordre  ésotérique  ou  occul-
              la  composent  subit  un  sérieux  déclassement :   tiste :  âme,  inconscient,  imitation,  suggestion,
              « Donc,  évanouissement  de  la  personnalité     contagion, automatisme, hypnose, illusion, pres-
              consciente, prédominance de la personnalité in-   tige. La relation de la foule à ses meneurs repro-
              consciente… ». L’individu en foule n’est plus lui-  duit le schéma de l’hypnotisé face à son hypnoti-
              même mais un « automate que sa volonté est im-    seur.  Le  Bon  reproduit  les  fondamentaux  des
              puissante à guider » (p. 19).                     psychologues : inhibition de la vie consciente du


              115 Exemple du creux de Le Bon et de sa platitude prudhommesque, dont est issu son essai.
              116  « Il se forme une âme collective...La collectivité devient alors, ce que faute d’une expression meilleure, j’appellerai
              une foule organisée ou si l’on préfère, une foule psychologique. Elle forme un seul être et se trouve soumise à la loi de
              l’unité mentale des foules . » (p12)
              117  La SAP (Société anthropologique de Paris), sous l’autorité de Broca,  à partir d’une craniologie effrénée et d’une
              quantité industrielle de mesures dont la méthodologie avait été âprement discutée au plan européen, croyait avoir fondé
              scientifiquement et définitivement l’infériorité intellectuelle de la femme, et a imposé cette opinion qui a eu la vie dure ;
              opinion que l’on s’étonne de retrouver sans discussion sous la plume d’auteurs comme Alfred Fouillée ou Émile Durkheim
              penseurs quasi-officiels de la République. Il était acquis depuis Michelet que la religion n’ influençait que les femmes et
              les enfants ; opinion partagée par la majorité des républicains radicaux qui voyaient là une mesure de maintien de l’ordre
              moral  sans  graves  conséquences,  la  politique  étant  l’affaire  des  hommes.  Quant  aux  enfants,  Le  Bon  conteste
              vigoureusement la prise en compte de leur parole par les juges, y voit un signe d’affaiblissement des mœurs.
              118 « Et Voltaire avait déjà fait observer à propos de la religion chrétienne que « la plus vile canaille l’avait seule embrassée
              pendant plus de cent ans » (p 107).


                                                            33
   28   29   30   31   32   33   34   35   36   37   38