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VIII• UNE NOUVELLE SCIENCE POLITIQUE : LES SORTILÈGES DU
« BON DOCTEUR »
On doit à Gustave Le Bon la performance de ce foules, renvoient à une conception cyclique de
changement de plan. Il suffit d’un essai mé- l’histoire, et sous-entendent une loi méta histo-
téore de 180 pages, Psychologie des foules, 112 rique, voire anhistorique, le principe de l’histoire
dédié à Théodule Ribot « en affectueux hom- étant un au-delà de l’histoire ouvrant sur l’intem-
mage » ; publié en 1895, tiré à jet continu jusque poralité. Il installe sa réflexion sur un rebord
dans les années trente ; traduit en anglais, alle- métaphysique en surplomb du temps long des
mand, espagnol, russe, suédois, tchèque, polo- civilisations. Quant au vocable de « foules »,
nais, turc, arabe, japonais ; bréviaire des rompant avec la prose technique usuelle relative
hommes d’État, Roosevelt, Mussolini, Churchill, aux foules nécessairement criminelles, Le Bon
De Gaulle, peut-être Hitler, la galerie est longue prend bien soin de ne procéder à aucune qualifi-
des illustres lecteurs ; vade-mecum des hommes cation et présente un concept neutre, vide, hors
d’ordre et de maintien de l’ordre ; matière d’en- jugement de valeur. Le syntagme « âge des
seignement à L’École de Guerre, vulgate, to- foules » est porteur d’une évidence qui laisse
pique, doxa de tout ce qu’il y a de distingué au peu de place au doute et à la discussion. Il y a un
monde face à la conspiration universelle du « âge » ou une « ère » des foules comme il y a
nombre. eu un âge d’or ou une ère glaciaire. Admettre
l’état de fait signifié par le titre vaut déjà quitus de
Le « bon docteur » est un homme à facettes : son contenu.
homme des coulisses de la IIIe République, di- Le Bon innove par la posture distanciée qu’il af-
recteur de collection chez Flammarion, interlocu- fecte par rapport à son objet dégageant les
teur de Freud et d’Einstein 113 , polygraphe, vulga- foules de leur attirail criminologique. Il leur recon-
risateur tout-terrain, gourou de Marie Bonaparte, naît des qualités d’héroïsme, de désintéresse-
stratège es réseaux, météorologue de l’air du ment, de sacrifice ; un étiage moral parfois supé-
temps, installé comme une araignée au centre de rieur à celui des individus ; un rôle moteur dans
sa toile qui s’étend aux milieux mondains, univer- la construction des civilisations : « Si les foules
sitaires, politiques, scientifiques, littéraires. La avaient raisonné souvent et consulté leurs inté-
posture de Le Bon est rationaliste, positiviste, rêts immédiats, aucune civilisation ne se fut dé-
scientiste, antireligieuse, en accord avec le radi- veloppée peut-être à la surface de la planète, et
calisme républicain ambiant. Le Bon reste dans l’humanité n’aurait pas d’histoire » (p. 44). Con-
l’ombre, sinon dans la pénombre, jusqu’à la pa- cessions qui ne modifient en aucun cas le statut
rution de Psychologie des foules qui l’élève im- inférieur des foules 114 , mais consolident la pos-
médiatement et pour quelques décennies, au ture d’objectivité de l’auteur et renforcent son
rang d’instituteur des Grands, et de ceux qui autorité.
aspirent à le devenir. Le Bon installe, dès la première page, l’illusion
Le succès du livre interroge plus que son con- d’intemporalité : « Les grands bouleversements
tenu qui imprime une forme neuve au matériau qui précèdent les changements de civilisa-
ancien, technique, répétitif des Taine, Tarde et tion… », - « Les véritables bouleversements his-
autres Sighele qui dénoncera justement une toriques… », - « Les seuls changements impor-
« piraterie littéraire » et un plagiat de sa Folla tants… », - « Il découle clairement de ce qui
Delinquente. L’analyse du contenu a été réali- précède qu’on doit considérer l’histoire comme
sée de façon exhaustive. Les réfutations n’ont des ouvrages d’imagination pure… » (p. 34).-
pas été moins nombreuses ni moins informées. « Quand quelques dizaines de siècles auront
Nous nous nous demanderons : quels sont les passé sur elle [la légende napoléonienne], les
trucs du magicien Le Bon ? D’où parle-t-il ? savants de l’avenir… » (p. 35), - « Dans les pro-
Quelle est sa part de suggestion ? blèmes sociaux, comme dans les problèmes bio-
logiques, un des plus énergiques facteurs est le
L’illusion d’intemporalité temps. Il représente le vrai créateur et le grand
destructeur » (p. 68). - « Il [le temps] tient sous
Le Bon commence par déblayer un terrain en- sa dépendance les grandes forces… ». - « Ce
combré en affichant titre dépaysant. Dès le pre- dernier est donc notre véritable maître et il suffit
mier chapitre, les termes l’« ère », l’« âge » des de le laisser agir pour voir toutes choses se
112 Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Alcan, 1895. Nous citons d’après la réimpression de 1930.
113 Qu’il accuse de plagiat !
114 Foules qui, hors ces circonstances exceptionnelles d’héroïsme, recouvrent leur régime habituel : « Les foules adonnées
souvent à de bas instincts... » . « La foule grouillante, hurlante et misérable qui envahit les Tuileries... » (p 43).
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