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cerveau, déploiement des activités inconscientes   acribique,  la  magie  opère :  qui  aurait  le  front,
              sous la guidance de l’hypnotiseur. Pour maîtriser   sans  en  éprouver  un  désagréable  complexe
              la  volonté  de  l’individu  singulier  comme  de   d’infériorité culturel, de récuser ces monuments
              l’Individu- foule, il faut accéder à son inconscient   immenses ?  Ainsi  sommes-nous  descendus  à
              par la voie de l’hypnose et de la suggestion. Cer-  l’« âge des foules », le cycle qui nous échoit dans
              taines  parties  du  cerveau  sont  neutralisées,   la  nébuleuse  du  devenir  cosmique.  Les  foules
              d’autres  stimulées,  provoquant  une  ébullition   sont  un  instrument  du  Destin  et  filles  de  la
              psychique dont le paroxysme accomplit des réa-    Nécessité. Elles actionnent le cycle irréversible,
              lisations surhumaines ou des crimes sans précé-   précipitent  la  décadence  universelle :  « à
              dent comme la Terreur. La solidité du lien entre   l’époque  de  désagrégation  universelle  où  nous
              l’homme  d’État  et  les  foules  ou  les  peuples,   sommes entrés… » 122 .
              repose sur leur puissance d’illusion c’est-à-dire
              d’hallucination  collective :  « Qui  sait  les  [les   Le  Bon  entend  nous  désabuser.  L’illusionniste
              foules] illusionner est aisément leur maître, qui   soulevant le voile des apparences, nous révèle
              tente  de  les  désillusionner  est  toujours  leur   un  monde  insoupçonné :  la  réalité  comme  un
              victime » (p. 91). La secrète source de la domi-  miroitement perpétuel d’images, un rêve éveillé
              nation qui fait les Grands réside dans ce « pou-  dont seul le savoir hypnotique peut pénétrer les
              voir  mystérieux  nommé  prestige »  (p. 108).  Le   lois. L’illusionniste nous installe dans son théâtre,
              prestige fascine, il étonne, il paralyse. Sur le plan   allume sa lanterne magique, suscite l’apparition
              physiologique le prestige provoque les effets de   d’une  foule  ondoyante  et  multicolore.  Spirite,  il
              la suggestion, de la « fascination véritablement   fait parler du fond des âges l’âme de cette foule :
              magnétique ». « Le propre du prestige est d’em-   Que veut-elle ? Des maîtres ! 123
              pêcher de voir les choses telles qu’elles sont et   À quoi aspire-t-elle ? À l’esclavage ! 124
              de paralyser nos jugements » (p. 111).
              Enfin Le Bon révèle un secret de notre vie sociale   L’« âge des  foules »  sonne  comme  un  dernier
              personnelle et collective. Il soulève  le voile  qui   avertissement  avant  le  chaos.  L’extralucide  Le
              dissimule l’activité fantasmagorique de notre vie   Bon lance  un  appel de détresse et  un  appel à
              quotidienne : « La plupart de nos actions journa-  candidatures. Sa mission est d’alerter sur la gra-
              lières  sont  l’effet  de  mobiles  cachés  qui  nous   vité  de  la  crise  civilisationnelle,  d’indiquer  les
              échappent » (p. 16). Proche de Marie Bonaparte    voies du salut, d’inspirer les vocations, et, réveil-
              première disciple française de Freud, 119  il insiste   lant  les  hommes  providentiels  de  leur  torpeur
              sur la prédominance de l’inconscient. 120  Les con-  somnambulique,  de  leur  remettre  le  talisman :
              vulsions et les orages qui ont secoué la Conven-  l’art  de  la  domination  par  la  suggestion.  Ils
              tion offrent le spectacle de la toute-puissance de   deviendront à leur tour les magiciens, les royaux
              la suggestion et de l’hallucination, théâtre proli-  animateurs du théâtre d’ombres qu’est la vaste
              fique  de  l’illusion  où  les  jeux  scintillants  des   scène du monde. Fabricants de légendaire et de
              mirages se mélangent à l’éclat du couperet.       merveilleux,  ils  sauront  inspirer  et  mettre  en
                                                                scène l’imaginaire des foules, ce trône d’or qui
              Deux  messages  antidémocratiques                 les  égalera  peut-être  aux  Alexandre,  César,
              de Le Bon                                         Napoléon. 125  Nous savons qui répondit à l’appel.
                                                                L’ouvrage  du  bon  Docteur  baigne  dans  une
              Le Bon, habile illusionniste, situe son propos sub   atmosphère d’irréalité, d’illusion universelle ana-
              specie  aeterni 121 ,  et,  dans  un  style  simple  qu’il   logue à la maya hindoue, une ambiance qui le
              n’hésite  pas  à  rendre  débonnaire,  n’agite  rien   rapproche  de  Schopenhauer  et  d’Eduard  von
              moins que le grandiose, la leçon des civilisations,   Hartmann ; de sa loggia positiviste, il participe au
              la majesté de l’histoire universelle, la poussière   commun  pessimisme fin  de siècle qui  hante la
              des  siècles.  Sous  la  plume  du  vulgarisateur   littérature européenne. 126

              119 Freud  a  souligné  l’importance  de  Le  Bon  dans  la  reconnaissance  de  l’inconscient  et  discuté  ses  positions :
              Massenpsychologie Und Ich-Analyse, Leipzig, Vienne,  Zurich, 1921, trad française  Psychologie des masses et
              analyse du moi , PUF, 2010.
              120  « La vie consciente de l’esprit ne représente qu’une très faible part auprès de sa vie consciente » (p 15).
              121  sous l’apparence de l’éternel
              122  P. 175, note 1.
              123  « La nécessité des meneurs est évidente... » (164)
              124 « Les hommes en foule ne sauraient se passer de maîtres. » ibidem.
              125   « Jamais  ,  peut-être,  depuis  Alexandre  et  César,  aucun  grand  homme  [Napoléon]  n’a  mieux  compris  comment
              l’imagination des foules doit être impressionnée. Sa préoccupation constante fut de la frapper. Il y songeait dans ses
              victoires, dans ses harangues, dans ses discours, dans tous ses actes. À son lit de mort il y songeait encore. » (p53). Où
              l’on voit que Le Bon s’assied au chevet des Grands, et se fait leur confident. Ce subterfuge ravit la conviction du lecteur.
              126  L’explicit est éloquent : « Passer de la barbarie à la civilisation en poursuivant un rêve, puis décliner et mourir dès que
              ce rêve a perdu sa force, tel est le cycle de la vie d’un peuple. » (p 180).


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