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VII• LA FOULE COMME OBJET DE SCIENCE (1890-1905)

Science autonome, la « psychologie expérimen- On échange, on se dispute, on se copie. De part
tale et comparée » de Théodule Ribot, fondée et d’autre des Alpes, on aborde la foule sous
sur la physiologie et la biologie, rompt, d’une l’angle criminel, objet d’un article de Gabriel
part, avec la psychologie métaphysique des spi- Tarde : « Foules et sectes au point de vue crimi-
ritualistes et, d’autre part, même s’il considère le nel » (1893) 100 qui reprend la thématique de
fait de l’hérédité comme une « loi du monde Sighele en contexte français.
moral », avec le pragmatisme défensif des alié-
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nistes. Soutenue en 1873, sa thèse est perçue Répétition de la doxa des foules
comme un événement majeur d’ordre intellec-
tuel, épistémologique et culturel, porté par l’ins- L’article de Tarde se nourrit d’une actualité immé-
tauration d’un cadre paradigmatique novateur : diate ponctuée d’attentats anarchistes. Il y fait
une théorie de l’évolution (darwiniste et spencé- passer l’anxiété des troubles du passé récent, et
rienne), un passage du simple au complexe, le l’appréhension du futur immédiat : longue grève
recours à la pathologie pour apprécier les involu- tragique de Decazeville (1886), fusillade de Four-
er
tions. mies (1 mai 1891), menace d’un césarisme po-
Ribot affirme que le monde des émotions et de la pulaire porté par le général Boulanger (1887-
volonté est hétérogène au monde de l’intelli- 1889), vague d’antiparlementarisme, à la révéla-
gence. Les sentiments ne sont pas dérivés des tion du scandale de Panama (1892). Il répond à
états intellectuels ; ils possèdent un domaine et une problématique spécifique aux juridictions ita-
une force autonome relevant de la biologie et de liennes remettant en cause le principe beccarien
l’organique. Sentiments et intelligence sont régis de l’individualisation des délits et des peines : les
par des lois différentes. délits commis au cours d’un mouvement de foule
Il accorde droit de cité à l’inconscient : nous sont-ils susceptibles d’une atténuation de res-
sommes partagés entre deux mondes parallèles ponsabilité ? Telle était la problématique de La
d’activité, l’un conscient, l’autre inconscient : « Il folla deliquente (1891) de Scipio Sighele, ou-
n’y a pas un seul phénomène psychique, simple vrage fondateur traduit en 1892, qui pose les
ou complexe, humble ou élevé, normal ou mor- bases de la psychologie des foules.
bide, qui ne puisse se produire sous la forme in- D’emblée le ton est donné : sur la criminalité des
consciente. » foules « rien n’égale en profondeur les travaux
La psychologie scientifique acquiert un statut de M. Taine sur la psychologie des Jacobins ».
officiel, fonde un champ épistémologique, se À l’individu, la raison. À la foule, la déraison.
constitue un centre social d’influence et de diffu- Aux groupes, la volonté et ses dégradés émotifs
sion par la Revue philosophique de France et de et violents ; au seul individu, l’intelligence : « un
l’étranger fondée en 1876. cerveau bien fait l’emportera toujours sur le Par-
Parmi les vulgarisateurs les plus prestigieux de lement le mieux constitué ». « Le génie est stric-
Ribot se trouvent, magistrat devenu statisticien, tement individuel. L’extrême bassesse et l’ex-
puis sociologue, Gabriel Tarde (1843-1904) dont trême héroïsme sont collectifs. Il y a des
il favorisera l’élection au Collège de France, et démences et des idioties collectives. Seul l’ordre
Gustave Le Bon (1841-1931), auteur d’un best- intellectuel échappe aux collectivités ».
seller, Psychologie des Foules (1895), dédié au En temps de crise le recours au « pouvoir per-
maître. La « psychologie collective » ou psycho- sonnel s’impose sous forme républicaine ou mo-
logie des foules se développe hors de tout cadre narchique, ou sous couleur parlementaire ».
institutionnel établi mais peut se réclamer, en Sont récurrentes les remarques sur le simplisme
France, de l’enseignement officiel de la psycho- cognitif et la démence naturelle des mouvements
logie expérimentale. collectifs : « Ainsi est fait l’esprit collectif : les
La recherche d’une science des foules est cir- images s’y succèdent, incohérentes, superpo-
conscrite dans une période relativement courte : sées ou juxtaposées, sans lien, comme dans le
1890-1905, et dans deux pays, la France et cerveau d’un homme endormi ou hypnotisé, et
l’Italie. Le même corpus d’idées circule entre les chacune a tout le temps total de l’attention. » On
auteurs cisalpins : Gabriel Tarde, Henry Fournial, notera la comparaison avec l’état de somnambu-
Gustave Le Bon ; et transalpins : Cesare lisme et l’hypnose. Le désordre mental se traduit
Lombroso, Enrico Ferri, Scipio Sighele, Pasquale par une gesticulation destructrice dont le référen-
Rossi. La production est éphémère mais intense. tiel est à chercher dans l’ivrognerie 101 .

99 Théodule Ribot, L’hérédité. Etude psychologique sur ses phénomènes, ses lois, ses causes, ses conséquences.
Paris, Ladrange, 1873. L’axiome de la thèse est le suivant : au plan psychologique, l’hérédité est la règle, la non-hérédité
l’exception.
100 Revue des Deux Mondes, tome 120,1893, p.349-387.
101 « On notera en passant ce goût singulier des foules pour les vitres cassées, pour le bruit, pour la destruction puérile ;

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