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s’apparente  au  dévoilement  d’un  secret        Un roman théologico-physiologique
              ontologique. En élucidant les origines, le savant
              se donne les clés de l’avenir et de l’organisation   Bénédict-Augustin  Morel  (1809-1873)  consacre
              sociale.                                          le terme de dégénérescence lorsqu’il publie en
              Dans l’hérédité, Lucas distingue deux lois : une   1857  son  Traité  des  dégénérescences  phy-
              loi d’identité, « loi d’expression du semblable »,   siques, intellectuelles et morales de l’espèce
              de  répétition,  de  permanence,  de  mémoire,    humaine. Cet ouvrage sublime dans une gran-
              l’hérédité qui relève de l’espèce ; une loi du dis-  diose  et  romanesque  épopée  médico-théolo-
              semblable, de la différence, de liberté de la vie,   gique les déceptions professionnelles et sociales
              de  singularité,  d’originalité,  l’innéité  « loi   de  l’auteur. Un constat préalable sous-tend  les
              d’expression  du  divers »,  propre  à  l’individu.   conceptions  de  Morel :  l’incurabilité  de  la  folie,
              Lucas  ajoute  à  l’hérédité,  au  « réel  de  l’être »,   l’échec  de  son  traitement  étiologique  et  théra-
              « la  transmission  de  l’idéal  que  plus  générale-  peutique.
              ment  on  nomme  le  spirituel,  le  moral,  l’âme ».   Transportant la folie hors de son cadre clinique,
              Autrement dit les tendances morales et les vir-   Morel la relie à une mystérieuse faute originelle
              tualités  de  leurs  conséquences  sociales,  font   qui  se  perpétue  dans  l’universalité  de  l’espèce
              partie du legs héréditaire au même titre que les   comme un risque de déviance dont nul n’est in-
              fluides, les tissus, les organes, la conformation.   demne. Une transgression originelle a déchu le
              Amalgame décisif qui ouvre la voie à la sanction   genre humain et perpétue la race de Caïn. Ce
              pénale.                                           mal suit la pente descendante et décadente du
                                                                temps.  La  consubstantialité  du  physique  et  du
              Dans  l’hérédité  de  l’aliénation  mentale,  Lucas   moral  abrite  une  fécondation  mutuelle  du  mal
              distingue :  1)  l’hérédité  en  retour  ou  atavisme,   physique  et  du  mal  moral  dont  l’expansion
              c’est-à-dire  la  transmission  des  caractères  des   s’achève  fatalement  dans  une  autodestruction
              ascendants,  2)  l’hérédité  d’influence  inhérente   qui atteste sa défaite ontologique. La folie n’est
              au  temps,  aux  lieux  et  au  climat,  3)  l’hérédité   pas  la  confusion  de  la  déraison,  mais  le  signe
              homochrone, c’est-à-dire liée aux âges de la vie.   d’une  irréparable  dysharmonie  entre  l’intelli-
              Appartiennent au capital  héréditaire  non seule-  gence  et  son  instrument  malade,  le  corps.  La
              ment les malformations, goitres, hystérie, hypo-  dégénérescence ne se réduit pas à la dénatura-
              condrie, mais encore les impulsions, passions et   tion,  à  la  tératologie ;  elle  obéit  au  dynamisme
              autre propension au crime.                        fatal du passage à l’acte : délinquance, incendie,
                                                                vol,  vagabondage,  ivrognerie,  inaptitude  à  la
              Lucas a posé le principe d’un déterminisme so-    réalisation d’un acte utile et moral. Elle oblige la
              cial majeur et d’un principe explicatif de l’organi-  société à des mesures de « prophylaxie défen-
              sation sociale et de sa conservation : l’hérédité   sive »  par  la  séquestration  des  individus  nui-
              qui est « l’expression la plus infaillible de ce qu’il   sibles  et  des  infirmes  congénitaux.  Morel  es-
              y a d’organique, de morbide et de fatal dans la   quisse  le  modèle  des  prisons-asiles  développé
              nature humaine. » Le dévoilement scientifique de   par ses disciples. Les mesures de « prophylaxie
              ce déterminisme appelle des solutions politiques   préservatrice »  entendent  agir  sur  les  causes.
              et  un  encadrement  médico-légal.  La  notion    Morel imagine à l’usage des masses des « for-
              d’hérédité inscrit la médecine mentale dans une   mulaires  d’hygiène  morale »,  vecteurs  de  leur
              politique publique d’hygiénisme directif.         « moralisation », c’est-à-dire la redécouverte des
                                                                valeurs bourgeoises endommagées par la révo-
              La fin du siècle est hantée par les origines.     lution de 1848.
              Découvrir la cause du mal ne s’obtient que par
              une remontée méthodique dans le passé. Taine      Pour  un  enfermement  préventif  et
              et Renan ont mis au point une connaissance ex-    curatif
              périmentale  et  critique  de  l’histoire  qui  rend
              compte des maux du présent. Le dogme de l’hé-     Les disciples de Morel, délaissant sa spéculation
              rédité relance la médecine mentale et pose les    métaphysique,  reviennent  à  l’observation  et  à
              principes d’une véritable politique préventive des   l’expérience  du  terrain.  Le  dégénéré,  selon
              désordres sociaux en dénonçant un facteur sou-    Magnan et Legrain, devient un type reconnais-
              terrain : la dégénérescence. Le dogme de l’héré-  sable, nosologique et nosographique. Dans Les
              dité affirmait une fatalité ; la transmission des ca-  dégénérés. État mental et syndromes épiso-
              ractères physiques et moraux postulée par Lucas   diques (1895), ces auteurs définissent l’homme
              autorisait  une  extension  épistémologique  de   « normal » de référence, perçu dans la perspec-
              l’hérédité  en  ouvrant  le  champ  indéfini  de  la   tive darwiniste d’aptitude à la vie, « capable d’as-
              dégénérescence.                                   surer par ses propres efforts le maintien de son
                                                                équilibre biologique et de reproduire un être doué
              L’annexion  de  normes  morales  au  substrat     des  mêmes  propriétés  que  lui ».  La  notion  de
              héréditaire permettait  aux  aliénistes de s’ériger   normalité biologique est complétée par un critère
              en experts du comportement public et privé.       social :  est  normal  celui  qui  dispose  d’une



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