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sentiments  communs,  à  propos  des  phéno-      Dans la perspective du jeune Lucas, le médecin
              mènes morbides tels que la chorée, les convul-    pointe  le  mal,  l’administration  l’éradique.  Une
              sions, la catalepsie, l’hystérie, les phénomènes   pensée de défense sociale est consubstantielle
              extatiques, y compris les comportements crimi-    de la pensée médicale. Si la thèse de Lucas ap-
              nels :  Lucas  cite  les  cas  de  Papavoine  et   paraît comme un essai de psychologie compor-
              d’Henriette  Cornier  auxquels  Esquirol  avait  ap-  tementale et une première théorie des foules, il
              pliqué, sans convaincre les juges, la qualification   marquera durablement son siècle par sa théorie
              de monomanies. L’imitation peut donc conduire à   de l’hérédité qui s’impose comme nouveau para-
              l’homicide, ou au suicide, en tout cas à de graves   digme  des  origines  du  désordre  mental  et  du
              désordres publics : le mal des Ardents, l’affaire   désordre social.
              de  la  possession  des  religieuses  de  Loudun
              (1632)  ou  les  convulsions  des  Jansénistes  à   Irréfutable hérédité
              Saint Médard (1724) ; dans les périodes de foi
              collective, la guérison peut requérir l’exorcisme.   En 1847 et 1850, Lucas publie deux volumes au
              L’exemple, pour provoquer la contagion, doit ren-  titre rébarbatif et interminable : Traité philoso-
              contrer  certaines  conditions  subjectives,  des   phique  et  physiologique  de  l’hérédité  natu-
              similitudes,  pour  s’imprimer  et  agir :  le  facteur   relle dans les états de santé et de maladie du
              héréditaire lié à l’espèce (le plus déterminant), la   système  nerveux  avec  l’application  métho-
              famille, l’âge, le sexe, le tempérament, ou acquis   dique  au  traitement  général  dont  elle  est  le
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              tels que l’éducation. Le mouvement de l’affect est   principe . Cet ouvrage, couronné par l’Acadé-
              la réponse immédiate à l’exemple et le principe   mie des Sciences, fonde la réputation de Lucas
              de  la  contagion  ou  de  l’endémie  (pathologie   en France, en Europe, aux Etats-Unis. Il lui a mé-
              chronique  localisée).  Lucas  procède  en  proto-  rité d’illustres lecteurs et disciples dont Charcot,
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              psychanalyse lorsqu’il évoque les affects susci-  Émile Zola  et Charles Darwin qui se réclame-
              tés par « l’exemple, la vue de l’exemple, ou l’his-  ront explicitement de lui, et fera autorité pendant
              toire de l’exemple et la série des impressions qui   cinquante ans.
              l’ont déterminé ». Il souligne que la pantomime   Le  titre  rappelle  l’ouvrage  fondateur  de  Pinel :
              est  plus  puissante  sur  les  masses  que  les   Traité  médico-philosophique  sur  l’aliénation
              paroles.  La  propriété  sympathique  des  mouve-  mentale.  Pinel  (1745-1826),  emporté  par  un
              ments sociaux peut naître des discussions, des    mouvement révolutionnaire optimiste, entendait
              prédications ou des armes. L’impulsion imitative   « proscrire  l’usage  gothique  des  chaînes »  et
              qui naît des scènes de bûcher et des tortures de   rendre à ses patients leur liberté perdue. La pers-
              sorciers,  agit  sur  les  passions,  les  précipite   pective de Lucas est inverse, pris dans l’atmos-
              parfois « dans une route de sang » ; « il n’est pas   phère de désillusion, de réaction, de lassitude et
              douteux que de nos jours [ce type de représen-    d’aspiration générale au calme, caractéristiques
              tation] n’ait pas joué un plus lugubre rôle encore   de la période post-révolutionnaire. La Révolution
              dans  les  orgies  de  93  lorsque  la  guillotine  fut   est  synonyme  de  guillotine.  Les  fauteurs  de
              presque devenue une fin naturelle et le lit de mort   troubles  révolutionnaires  sont  eux-mêmes  des
              de ce qui restait de dévouement, de génie et de   aliénés, et la Révolution à la fois cause et consé-
              courage en France ».                              quence  des  maladies  mentales.  La  médecine
              Prosper Lucas écrit pour le temps présent dont il   mentale, faute de savoir guérir et consciente de
              dénonce le danger le plus imminent : la presse    son impuissance thérapeutique, s’oriente désor-
              qui est de tous les excitants publics « celui dont   mais  dans  la  découverte  des  sources  du  mal.
              l’influence est  la plus contagieuse ». Les idées   Lucas assigne la cause première de la maladie
              générales qu’elle véhicule, les mauvaises idées   mentale :  l’hérédité.  Il  s’agit  moins  de  guérir  le
              sont  en  réalité  des  choses  dangereuses  qui   malade que de défendre la société.
              poussent à l’action. Prosper Lucas ne le dit pas,   Traditionaliste,  Lucas  adopte  un  point  de  vue
              mais  le  suggère  fortement :  pour  interrompre   fixiste. Il entreprend de montrer au grand jour le
              l’épidémie,   un   seul   remède :   supprimer    fonctionnement des lois établies par Dieu qui rè-
              l’exemple. « Le plus important est de supprimer   glent le cours du monde naturel, et a conscience
              l’exemple.  L’épidémie  ne  tient  qu’à  ces  pro-  d’empiéter  sur  le  domaine  sacré  des  origines :
              grès. » En commençant par les supplices publics   « Nous  avons rencontré la question du rapport
              « qui répandent avec le sang, par cette contagion   de la nature physique et morale de l’être à celle
              même, la contagion que la pénalité leur donnait   de ses auteurs : l’obscur et le grand problème de
              mission d’éteindre ».                             l’hérédité. »  La  démarche  du  physiologiste

              96  Prosper Lucas, Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle, Paris, J- B Baillière, 2 tomes, 1847,
              1850.
              97  Émile Zola, note-préface pour le Docteur Pascal , Paris, le 2 avril 1878.:
              « Sans indiquer ici tous les livres de physiologie que j’ai consultés, je citerai simplement l’ouvrage du Dr Lucas, l’Hérédité
              naturelle, où les curieux pourront aller chercher des explications sur le système physiologique qui m’a servi à établir l’arbre
              généalogique des Rougon-Macquart. »


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