Page 21 - lettre_crhssoccitanie_34l
P. 21
irréelle, purement endogène, née de la seule Marat, avorton, difforme, exalté, continuellement
imagination, est détruite par le choc antagoniste surexcité, automate de la pensée, tétanos de la
d’une sensation réelle. Une image livrée à son volonté, possédé du délire ambitieux et de la ma-
évolution spontanée a tous les caractères d’une nie des persécutions, incarnation de la logique
sensation endogène ; c’est une hallucination. du fou, insatiable de décapitations. « Mettez
Quand cette sensation entre en conflit avec une donc entre ses mains la lancette publique afin
sensation exogène, elle passe à l’état d’image, et qu’il puisse pratiquer la saignée humanitaire. »
perd son caractère sensoriel. Lorsque la sensa- Danton n’est pas fou. Réaliste, peu soucieux
tion réductrice exogène est défaillante et suc- d’idées, ignorant. Un colosse à tête de Tartare,
combe à l’image endogène, celle-ci se déploie d’une laideur tragique et terrible, opportuniste qui
dans tout l’espace mental, et impose l’empire de voit dans la Révolution un moyen d’arriver,
l’hallucination, ouvrant un processus de dé- démagogue d’un théâtre interlope et fangeux
mence individuelle qui ressortit de l’aliéniste, ou dont les acteurs sont des polissons, des chena-
de folie collective, champ de recherche de pans, des filles de joie, inventeur de la machine
l’historien. révolutionnaire, nouvel engin de gouvernement.
Taine écrit : « En étudiant les puritains de 1649, « Sinistre machine, avec son énorme roue qui
j’ai pu voir l’aliénation mentale, mais accompa- pèse sur la France entière, avec son engrenage
gnée d’images et avec troubles de conscience. de fer dont les dents multipliées compriment
Ici (dans la France de 1793) la folie est sèche, chaque portion de vie ; avec son coupeur d’acier
abstraite, scolastique, on dirait de purs pédants, qui constamment tombe et retombe. »
infatués de théologie verbale […]. Ce sont les Robespierre paraît une allégorie de la Révolu-
plus grands spécimens de délire lucide et de folie tion : paré comme elle de dehors spécieux, per-
87
raisonnante. » ruque poudrée, habit bien brossé, mœurs cor-
La fausseté intellectuelle de la Révolution fran- rectes, étalant la régularité stérile de sa
çaise procède d’une double hallucination : modération bourgeoise, à cheval sur les prin-
1) l’esprit classique et simplificateur, la fiction cipes, - l’incorruptible -, suprême avorton et fruit
88
de la nature humaine et la théorie de l’homme sec de l’esprit classique, dont la philosophie est
abstrait, réduit à son essence, les idées géné- un résidu mort de formules apprises. Le
rales ignorantes des faits particuliers, un esprit cuistre. « À la place des hommes il aperçoit
plus habile à classer qu’à percevoir, vingt-six millions d’automates simples qu’il suffit
2) le « poison du XVIIIe siècle » , mélange d’es- de bien encadrer pour qu’ils fonctionnent d’ac-
prit classique et d’esprit scientifique, c’est-à-dire cord et sans heurt. » Mais, surpassant la folie fu-
de raison raisonnante infailliblement déductive, rieuse de Marat, il révèle la face hideuse de la
et d’esprit de géométrie produisant des principes Révolution : dictature armée de la canaille ur-
abstraits et universels selon une logique d’exten- baine, affolement systématique de la populace,
sion maximale des concepts aux dépens de leur guerre aux bourgeois, extermination des riches,
profondeur (compréhension). proscription des écrivains. Du cuistre était sorti le
La politique des Jacobins est déduite et consiste bourreau.
en les axiomes d’une « langue bien faite » Chez Taine, le phénotype est le génotype. Trinité
comme la voulait Condillac : homme universel, infernale de Figures hallucinatoires et halluci-
droits de l’homme, contrat social, égalité, raison, nées, Marat, Danton, Robespierre sont les trois
peuple, nature, bonheur vertu, tyran constituent faces d’un Type politique, homme-système fana-
le vocabulaire et la pensée de la politique jaco- tique et inhumain : le Jacobin ; les trois têtes
bine. L’homme abstrait, réduit à son essence, d’une Hydre mortifère et totalitaire : le Jacobi-
devient le signe grammatical de la Loi et l’auto- nisme ; le trio pervers qui tire les ficelles d’un lu-
mate de l’État. Avec la Déclaration des droits, gubre et sanguinaire théâtre de marionnettes où
« le chef-d’œuvre de la raison spéculative et de la « boucherie » le dispute au « carnaval ». La
la déraison pratique est accompli ». Terreur est la conclusion logique d’un syllogisme
dont le Jacobin et le Jacobinisme sont les
L’art du portrait, l’argument ad prémisses.
hominem qui tue
Renan propose, face à une réalité historique
Des hommes sauront transfuser dans cette hal- sidérante, un schéma idéologique clair, argu-
lucination culturelle collective leur propre folie menté, simple, solide, dont le seul titre est un
hallucinatoire, et féconderont le monstre : la appel, un espoir, une promesse de victoire sur
Révolution de 1789. Marat, fou lucide, Danton, l’infortune présente. Taine assigne les origines
barbare, Robespierre, cuistre sanglant. lointaines de la Révolution : la conjonction de
87 H. Taine, lettre à Dumas fils du 21 mai 1878.
88 « Boileau conduit à Rousseau et Racine à Robespierre » (Histoire de la littérature anglaise) . Voir la discussion de ce
point de vue dans le remarquable article d’Étienne Gilson « La scolastique et l’esprit classique », repris dans Les idées
et les lettres , Vrin, 1932 , p. 243-261.
21