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IV• L’ÂGE DES RÉVOLUTIONS, L’ÂGE DES FOULES
L’Ancien Régime est séparé de la Révolution par sous sa défroque de Jacques, l’envie, la jalousie,
un fleuve de sang que le lecteur des Mémoires les plus bas appétits que peut agiter l’esprit de
d’outre-tombe est invité à franchir : « Passe, vengeance. Ainsi se construit le référentiel d’une
maintenant, lecteur ; franchis ce fleuve de sang esthétique du peuple sous la plume des Roman-
qui sépare à jamais le vieux monde dont tu sors, tiques et des Naturalistes, tout au long du
du monde nouveau à l’entrée duquel tu mour- XIXe siècle, et sans doute au-delà. Mais il faut y
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ras. » Désormais Ancien Régime et Révolution, ajouter un principe d’altérité, d’étrangeté, qui
et ultérieurement démocratie, sont séparés par la l’apparente aux Sauvages que les circumnaviga-
frontière naturelle du sang versé, qui marque tions et les colonies commençantes révèlent au-
plus qu’une division politique, une séparation de delà des océans. La sensibilité des anthropo-
l’humanité et de la bestialité. Passage de l’Enfer. logues fait rétroagir la perception du Sauvage ul-
Au soir du 27 avril 1789, Restif de la Bretonne tramarin sur le paysan français.
note : « Les aristocrates entreprennent de Un an après la confiscation des Trois Glorieuses
démontrer au roi que le peuple était indomp- par l’ordre bourgeois et la Philanthropie vouée à
table ; que c’était une bête féroce qui, s’il avait le la rééducation des Pauvres, le soulèvement des
dessus, renverserait toutes les barrières, et ferait canuts de Lyon, en 1831, résonne comme l’im-
d’un royaume bien ordonné, sous le despotisme, minence d’une subversion totale dont Saint Marc
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un effroyable chaos d’anarchie. » La prise de Girardin se fait le prophète : « La sédition de
la Bastille marque, prospérant dans le meurtre et Lyon est une espèce d’insurrection de Saint
profiteurs des crimes publics, l’avènement d’une Domingue. Chaque fabricant vit dans sa fabrique
nouvelle lie sociale qui contrefait plus qu’elle ne comme le planteur des colonies au milieu de ses
mime avec ostentation les signes des ci-devant esclaves. Les Barbares qui menacent la société
privilégiés sans rien perdre des stigmates de sa ne sont point au Caucase ni dans les steppes de
bassesse d’âme et d’extraction : « Au milieu de la Tartarie : ils sont dans les faubourgs de nos
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ces meurtres on se livrait à des orgies, comme villes manufacturières. » Michelet, lui, revendi-
dans les troubles de Rome, sous Othon et quera cette appellation de Barbare : « Le mot me
Vitellius. On promenait dans des fiacres les vain- plaît, je l’accepte… Barbares ! Oui, c’est-à-dire
queurs de la Bastille, ivrognes heureux, déclarés pleins d’une sève nouvelle, vivante et rajeunis-
conquérants au cabaret ; des prostituées et des sante, Barbares c’est-à-dire voyageurs en
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sans-culottes commençaient à régner, et leur marche vers la Rome de l’avenir. »
faisaient escorte. Les passants se découvraient,
avec le respect de la peur, devant ces héros, dont Le peuple, monstre politique
quelques-uns moururent de fatigue au milieu de
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leur triomphe. » La révolution de 1848 réalisera-t-elle les pro-
messes frustrées de 1830 ? Se promenant dans
De nouveaux Barbares Paris après la journée du 24 février, Tocqueville
relève « le caractère exclusivement populaire de
Aux yeux de ceux qui écrivent l’histoire, le peuple la révolution qui venait de s’accomplir ; la Toute-
n’est plus une invasive colonie d’insectes, impor- puissance qu’elle avait donnée au peuple propre-
tune, obsédante. Il recouvre une stature mi- ment dit, c’est-à-dire aux classes qui travaillent
humaine, mi-animale. Aux traits traditionnels du de leurs mains sur toutes les autres ». La révo-
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vilain qui fait le fond de sa nature, manuel con- lution de février semblait faite en dehors de la
damné à manier le gourdin dans une gestuelle bourgeoisie, et contre elle, marquant une disso-
de farce ou de forfait crapuleux - un abîme le sé- ciation du corps social, le peuple, resté à part
pare des questions d’honneur et d’épée - borné « demeurant seul en possession du pouvoir ».
mais frotté des récits du Bonhomme Misère, Le pouvoir se concentre entre les mains de ceux
familier du cabaret, ivrogne et braillard, il couve qui ne possèdent rien : « Aussi la terreur des
68 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, édition du centenaire établie par Maurice Levaillant, Flammarion, tome 1,1
e
partie, livre V, ch. 8, p212.
,
69 Restif de la Bretonne, Les Nuits révolutionnaires le Livre de poche, 1978, p 18. Restif donne sa définition des
aristocrates : « Les aristocrates c’est à dire les ministres, les grands, les gens du conseil, les intendants, les subdélégués, les
évêques, les chanoines, les moines, les employés de toute espèce, les procureurs, et une partie de leurs clercs, les rentiers,
les agioteurs, presque tous les riches, enfin les bourreaux ! »
70 Chateaubriand, ibidem.
71 Le Journal des débats , le 8 décembre 1831.
72 Michelet, Le Peuple , Flammarion, 1974, p 72.
73 Tocqueville, Souvenirs , Folio, 1978.
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