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travail ; parce que s’il était nourri sans travailler il   pour  cause  d’émeutes  et  de  famine.  Il  renoue
              le serait aux dépens de ceux qui travaillent. » Les   aussi avec ses déboires. Les convois sont atta-
              famines ne résultent pas d’une insuffisance des   qués. On crie aux « accapareurs ». La circulation
              subsistances, mais des salaires trop faibles ou   des grains est bloquée, la marchandise conduite
              nuls, et de l’inertie de la main-d’œuvre.         sur  les  marchés,  taxée  d’office.  À  partir  du
              Comment stimuler l’initiative, la responsabilité de   1er mai 1775 les convois sont escortés militaire-
              soi, le désir d’entreprendre ? « Laissez-les faire,   ment ; le 3 mai, la loi martiale est promulguée :
              voilà  le  grand,  l’unique  principe. »  Ce  premier   les fauteurs de troubles et taxateurs illégaux sont
              principe de la liberté d’entreprendre est suivi d’un   passibles de la peine de mort ; les villageois sont
              second : l’intérêt, principe économique et de gou-  consignés dans leur village sauf certificat délivré
              vernement qu’il analyse dans une lettre au con-   par  le  curé.  La  hausse  des  prix  perturbe  les
              trôleur général Bertin (1723) :                   populations et l’ordre public.
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              « Ceux dont le métier est de labourer, de semer
              et de recueillir, ne prennent cette peine et ne font   Le pacte nourricier entre le Roi et le peuple est
              les frais que dans la vue d’en retirer un profit. Le   rompu. Les élites des Lumières sont enchantées.
              laboureur  ne  cultive  ses  grains  qu’autant  qu’il   L’édit  va  être  salué  avec  enthousiasme  par
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              peut vendre son grain, et le vendre assez cher    Voltaire :  « Nous lûmes l’arrêt du 13 septembre
              pour y gagner ; s’il cessait de gagner, il cesserait   1774.  La  province  versa  des  larmes  de  joie,
              de cultiver. »                                    après en avoir longtemps versé de désespoir…
              Du  même  coup  la  Monarchie  est  rénovée,  en   La loi générale de la police des peuples est de se
              prise avec son temps, efficace, délivrée de l’im-  procurer son nécessaire où l’on veut. » Le « Petit
              mobilisme  et  des  contraintes  d’une  tradition   écrit » contient un déni discret des famines : en
              morte. Turgot qui dissuadait Louis XVI de se faire   1709, certes, Voltaire vit Madame de Maintenon
              couronner  en  invoquant  d’inutiles  frais  somp-  manger du pain bis, et lui-même, qui en mangea
              tuaires,  voyait  dans  le  pouvoir  royal  une  puis-  pendant deux ans, « s’en trouva bien ». « C’est
              sance de réforme et d’accélération du progrès,    une vérité trop reconnue qu’il y a plus d’hommes
              une structure technique d’exécution rapide con-   qui meurent de débauche plus que de faim. » Du
              forme au despotisme éclairé espéré par le ratio-  reste, si le blé manque, on peut le remplacer par
              nalisme  des  Lumières ;  conforme  aussi  à  la   des  châtaignes,  des  pommes  de  terre…  La
              « monarchie  économique »  des  Physiocrates,     liberté du commerce permet d’importer les vivres
              Archétype  de  la  Propriété  du  sol,  le  Monarque   qui nous manquent que les vaisseaux transpor-
              étant l’Archi-propriétaire-, voué à l’abolition des   tent de toutes les parties du monde. Ainsi s’effec-
              entraves qui séparent la classe des propriétaires   tuera le juste prix produit par le rapprochement
              de la source de tous les biens, paralysent ses ini-  naturel de l’offre et de la demande. Voltaire re-
              tiatives culturales, entravent la mise en valeur du   prend l’argument économique de Turgot : le pain
              fonds  de  la  Nation  dont  ils  sont  les  coproprié-  n’est cher que pour des gens qui gagnent trop
              taires naturels.                                  peu ou ne gagnent rien parce qu’ils ne travaillent
              Par un arrêt du 13 septembre 1774, imposé aux     pas. « Fions-nous à la Providence, mais travail-
              Parlements, Turgot rétablit la libre circulation des   lons. Fions-nous surtout à celle d’un ministre très
              grains. L’Exposé des motifs reprend les principes   éclairé. »
              du  libéralisme  physiocratique.  Un  commerce
              « libre et animé » procure l’abondance et limite   Plaidoyers pour le peuple : le droit de
              les  prix.  Le  système  du  laisser-faire  comporte   vivre
              ses propres règles d’autorégulation. « Les appro-
              visionnements faits par le gouvernement ne peu-   On n’arrêterait pas La liberté du commerce des
              vent avoir le même succès » que ceux que réali-   grains. Elle avançait au pas de charge des baïon-
              sent les gens de commerce. Les agents de l’État   nettes. La main invisible du marché s’était subs-
              sont  inférieurs  aux  Négociants,  plus  prompts,   tituée à la main  paternelle du Roi.  La  « guerre
              plus avisés, rompus aux affaires, acteurs d’un ré-  des  farines »  était  déclarée ;  la  rumeur  du
              seau commercial efficace. Le rétablissement de    « pacte de famine » succédait au pacte nourri-
              la libre circulation des grains renoue avec les me-  cier.  La désacralisation du Pain ne tarderait pas
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              sures de Choiseul entre 1763 et 1770, abrogées    à être suivie par la désacralisation du Roi et Père.


              55   Florence  Gauthier,  De  Mably  à  Robespierre :  un  programme  économique  égalitaire  1775-1793, Annales
              historiques de la Révolution française, 1985, 261, p. 265-289.
              56  Voltaire, Petit écrit sur l’arrêt du Conseil du 13 septembre 1774 qui permet le commerce des blés dans le
              royaume , publié dans le Mercure en janvier 1775.
              57   Un  avocat  normand,  Le  Prévôt  de  Beaumont,  avait  dénoncé  au  Parlement  de  Rouen  en  1768  l’existence  d’une
              conspiration au sommet de l’État pour affamer le peuple et enrichir les privilégiés à ses dépens. Convaincu que le blé n’est
              pas une denrée comme une autre, et de dénonciation calomnieuse,  il purgea une peine de détention de plus de vingt ans.
              Le terme de  « pacte de famine » survécut, la rumeur aussi. L’érudition a fait justice du caractère calomnieux de ses
              affirmations. Voir not. Georges Afanassiev, Le Pacte de  famine, Picard,1890.


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