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Lieutenant-général commandant militaire de la Les instructions de Turgot arrivent, trop tard. Sa
province, La Tour du Pin, qui répond « dure- lettre répète les motivations fondamentales de
ment » aux mécontents que le pain n’est pas en- l’édit relatives aux avantages de la circulation
core à 12 livres ! des grains : la fluidité des échanges stimulés par
Le 17 avril un certain Janty qui s’était aventuré un légitime profit, la répartition naturelle des sub-
sur le marché de la Poissonnerie est pris à partie, sistances réglée par la loi de l’offre et de la de-
poursuivi par les poissonnières « qui lui don- mande, la stabilisation des prix. Il critique en
naient des soufflets avec leurs carpes mortes et termes sévères et sans ménagement les inquisi-
voulaient le jeter dans un puits ». Les poisson- tions des officiers municipaux dans les boulange-
nières furent citées à la police, débitèrent beau- ries. Il assure que l’édit sera appliqué avec la plus
coup de sottises au maire et aux échevins, furent grande fermeté et qu’il est irrévocable. Il propose
renvoyées sans être inquiétées parce qu’on crut des mesures d’accompagnement locales, justi-
que cette petite émeute n’aurait pas de suite. fiées par la cherté des grains qu’il n’est « physi-
Le 18 avril, la sédition éclate. On reconnaît en quement » pas possible de comprimer, les
ville le meunier du moulin de l’Ouche, Carré, récoltes ayant été partout mauvaises : 1) suppri-
homme actif et entreprenant qui s’était lancé mer les taxes afférentes aux places de marché :
dans le commerce du blé à la suite de l’édit du aunage, octroi, minage, hallage ; 2) ouvrir les
13 septembre 1774 et pratiquait la mouture éco- ateliers de charité, y embaucher hommes,
nomique alors au stade expérimental. Il achetait femmes et enfants, de façon à solvabiliser la de-
des grains qu’il revendait, au détail, sous forme mande des plus indigents et rassurer les négo-
de farine, une trop blanche farine au goût de la ciants en grains, 3) garantir les prix par un finan-
population. Ses relations d’affaires avec le Con- cement de la ville.
seiller au Parlement Filsjean de Sainte Colombe L’émeute est-elle privée de raison ? Non.
qui pratiquait le commerce de l’amidon, inquié- La population dijonnaise est bien informée, voit
taient. Reconnu par des femmes du peuple, juste. D’une part les émeutiers sont fondés à
poursuivi, Carré trouve refuge dans la maison du dénoncer la spéculation sur les grains dont ils
Procureur Potel. On assiège la maison. La garde font les frais. D’autre part les pillages des mai-
de la Maison de la ville et un détachement des sons et du moulin ne sont nullement le fruit du
invalides accourent, se replient sous les jets de hasard ou de l’excitation collective aveugle. Il est
pierres. Arrive le Lieutenant général La Tour du une logique des événements. En effet des rap-
Pin. Il profère des menaces, prodigue quelques ports étroits relient les trois personnages objets
coups de cannes qui augmentent l’excitation et de l’ire publique. Le meunier Carré a été con-
se retire sans reparaître. Pendant que Carré damné devant le Parlement en 1770 du chef de
s’évade par les toits, les portes de la maison de la mouture économique. Sa condamnation a été
Potel sont enfoncées, la maison dévastée. Puis effacée en 1773 sur intervention du Procureur
les émeutiers se divisent en deux bandes : l’une Potel. Enfin il a été mis « hors de cour » par le
saccage la maison du Conseiller Filsjean, l’autre Conseiller Filsjean.
met en pièces le moulin de Carré dont ne subsis-
tent intactes que les meules « garanties par leur Les émeutes ont-elles un sens ?
poids ». L’évêque, Mgr d’Apchon, médiateur, par
deux fois appelle au calme et à la raison, et finit On peut poser la question autrement : les
par être entendu. Au soir du 18 avril l’émeute est émeutes de la faim ne résulteraient-elles pas
terminée. La nuit est tranquille. d’une perte de sens ? Elles actent la rupture du
Le Lieutenant général en profite pour faire arrêter pacte nourricier qui cimentait la relation du
une quarantaine de personnes qui s’étaient si- peuple au souverain qu’auréolait cette fonction
gnalées par leurs cris et leur agitation. La justice sacrée, et sa transformation en pacte de famine.
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poursuivra un boiteux, Guyot, un garçon cordon- Edward P. Thompson renouvelle la théorie du
nier, Soconier, divers ouvriers et manœuvres, et pacte nourricier à partir des analyses originales
trois femmes du peuple. que produit Georges Rudé sur les foules révolu-
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Le 19 avril à huit heures, Dijon est investi par 230 tionnaires . Thompson relève des analogies
canonniers du régiment de la Fère cantonné à entre les formes quasi insurrectionnelles du lud-
Auxonne. Il en arrive autant le lendemain. Ces disme et les mouvements révolutionnaires fran-
effectifs sont rejoints par ceux du Dauphin- çais, notamment leur forte dimension commu-
cavalerie de Dôle et un détachement important nautaire. Il constate, au début du capitalisme,
du régiment d’Aunis. La troupe stationne, pour une entreprise de domestication généralisée, de
l’exemple, quelques semaines. « moralisation » des classes inférieures dans
61 Edward P Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise , 1 éd fr. traduit de l’anglais Paris, Gallimard-Le
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Seuil,1988, rééd. poche, Seuil-Points, 2012, titre de l’édition originale The Making of the English Working Class,
Londres, Victor Gollancz, 1963, 1968, 1980. Voir not : ch 3 « les forteresses de Satan », p. 81 et suiv.
62 Georges Rudé, La foule dans la révolution française , préface de Georges Lefebvre, traduit de l’anglais, Paris, François
Maspero, 1982, titre de l’édition originale The Crowd in the French Revolution, Oxford University Press, 1959.
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