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V• LES RACINES DU MAL


              Témoins directs ou indirects de la Commune de     vraiment  libéraux »  de  qui  dépendra  le  destin
              1871, la quasi-totalité des écrivains sont sous le   national.
              choc de l’incompréhension et de l’horreur. Une
              incompréhension et une horreur dont ils élargi-   La cause de tous nos maux
              ront le champ rétrospectif jusqu’à la Révolution
              française. Surgit alors l’image fantasmée d’une   Comment expliquer l’effondrement, la chute bru-
              foule criminelle, contre nature, irrationnelle, une   tale, soudaine et complète de l’Empire  au pre-
              pulsion  de  mort  en  acte  et  armée  déchaînée   mier  contact  de  la  Prusse ?  Comment  penser
              contre l’ordre existant. Ce sentiment déterminera   l’avenir immédiat, politique et militaire d’une na-
              deux courants complémentaires : sur le plan in-   tion saignée et amputée par l’ennemi extérieur,
              tellectuel un projet de sélection des élites sous la   et menacée d’explosion par l’ennemi intérieur ?
              plume de  Renan ; sur le plan moral et esthétique   L’historien inspiré  parle,  exploitant  le  passé ré-
              une dénonciation de la foule révolutionnaire par   cent pour éclairer l’histoire immédiate selon des
              la représentation et l’évocation littéraires. Dans   nécessités  rationnelles.  Les  malheurs  de  la
              les  deux  cas,  on  démontre  que  l’événement   France sont le châtiment d’une faute dont s’im-
              échappe aux lois de la raison et confirme la légi-  pose l’aveu public et pénitent. Confession et ré-
              timité de l’ordre bourgeois et naturel.           quisitoire s’entremêlent. « Énervée par la démo-
                                                                cratie, démoralisée par sa prospérité même, la
              Renan et la nostalgie des élites                  France a expié de la manière la plus cruelle des
                                                                années d’égarement. »
              Pour Ernest Renan (1823-1892), « l’horrible épi-  Sont  immédiatement  incriminées  1)  les  idées
              sode de la Commune » est venu montrer « une       fondatrices de la Révolution de 1789 (« la fausse
              plaie dans la plaie », « un abîme au-dessous de   politique de Rousseau »), 2) l’abstraction législa-
              l’abîme » et « le 18 mars 1871 est depuis mille   tive  et  constitutionnelle  (« une  constitution  a
              ans, le jour où la conscience française a été le   priori », « l’idée abstraite de la chose publique »),
              plus bas ». Avec le régime impérial, s’abîme la   3) les désordres populaires : « On se laissa dé-
              geste révolutionnaire dont il est le mauvais fruit.   border par le peuple ; on applaudit puérilement
              Lorsqu’il  rédige  La  Réforme  intellectuelle  et   au désordre de la prise  de la  Bastille, sans se
              morale, Renan est au faîte de sa gloire : membre   douter  que  ce  désordre  emporterait  tout  plus
              de  l’Institut,  professeur  au  Collège  de  France,   tard », 4) la légèreté des hommes de 1848, 5) le
              heureux auteur controversé d’une Vie de Jésus     suffrage universel, qui « ne comprend pas la su-
              filtrée par la critique historique, qui le situe dans   périorité du noble et du savant », 6) le matéria-
              un camp résolument rationaliste, positiviste, laïc,   lisme  grossier  qui  en  résulte,  7)  les  mesures
              sceptique et libéral, en phase avec la bourgeoisie   sociales  fondées sur  le « faux principe du droit
              dominante  dont  il  a  épousé  le  parcours  et  à   des populations ». En un mot, dans la démocra-
              laquelle son discours s’adresse. Son entreprise   tie gît le mal.
              n’est pas sans exemple : Renan se glisse dans     « La France telle que l’a faite le suffrage univer-
              le  personnage  de  Fichte  au  lendemain  de  la   sel  est  devenue  profondément  matérialiste  […]
              défaite  d’Iéna.  Sa  réforme  emprunte  aux  re-  Le  jugement  et  le  gouvernement  des  hommes
              mèdes  de  l’auteur  des  Discours  à  la  Nation   ont été transportés à la masse ; or la masse est
              allemande qui en appelait à une refondation des   lourde,  grossière,  diminuée  par  la  vue  la  plus
              principes, des caractères et des mœurs.           grossière de l’intérêt. Les deux pôles sont l’ou-
              Le  prestige  académique  de  Renan  assoit  son   vrier et le paysan. »
              magistère  de  pontife  laïc  confesseur  de  la   L’Empire représentait l’idéal politique de la mé-
                                                                                                  79
              Nation ; il se sent capable, en cet instant drama-  diocrité : la France, sous Napoléon III , a été la
              tique,  de  procéder  à  l’examen  de  conscience   proie  de  deux  maladies :  1)  le  matérialisme
              collectif, devant la bouche d’ombre d’un présent   hideux  du  monde  de  l’industrie  et  des  affaires,
              illisible  et  d’un  avenir  imprévisible,  et  d’éclairer   2) l’humanitarisme  qui  prétend  soulager  les
              les  esprits  et  de  relever  le  courage  du  « petit   classes  populaires.  Régime  diminué,  ne  survi-
              nombre  d’hommes  instruits,  intelligents  et    vant  que  dans  l’activité  dévirilisée  de  ses

              79  Rappelons que l’Empereur ne reniait pas l’utopiste auteur de l’essai sur l’Extinction du paupérisme et que la question
              mutualiste constituait le grand dessein social de l’Empire, et que ses propositions s’avéraient plus audacieuses que celles
              de ses conseillers. Le décret du 26 mars 1852, au commencement du régime impérial, a durablement structuré la législation
              mutualiste et fut un indiscutable succès. Par ailleurs l’Empereur était acquis à l’industrialisme saint-simonien et considéré
              comme  un  « Saint-Simon  à  cheval » .  Ce  qui  explique  les  deux  griefs  fondamentaux  de  Renan :  une  excessive
              préoccupation pour les questions sociales et l’économie.


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