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La circulation des grains rencontrait non seule-  sociale. Le caractère artificiel de maintes pénu-
              ment  l’hostilité  du  public,  mais  la  critique  des   ries imputables à la spéculation ne faisait pas de
              penseurs  proches  de  Rousseau  comme  l’abbé    doute. On doit à Robespierre (1758-1794) l’ex-
              de Mably (1709-1785), auteur d’un dialogue d’al-  pression de ce droit qui sera formalisé dans la
              lure  philosophique :  De  la  circulation  des   Constitution  de  l’An  I  qualifiant  de  « sacrés »
              grains  (1775).  L’un  des  personnages,  porte-  « les  secours »  et  la  « subsistance »  dus  aux
              parole de  l’auteur, objecte : « Mais à votre évi-  « citoyens malheureux ».  Le « Discours sur les
              dence qui nous annonce  un avenir si heureux,     subsistances » met en cause, au-delà de la poli-
              prenez-y garde, le peuple oppose une évidence     tique  des  grains,  toute  une  politique  sociale  et
              qui regarde le moment présent, et ce moment est   Robespierre se fait l’écho de Mably :
              bien fâcheux pour lui. Comment voulez-vous qu’il   « Quel est le premier objet de la société ? C’est
              se repaisse des  belles  espérances  des écono-   de  maintenir  les  droits  imprescriptibles  de
              mistes tandis qu’il a faim, et n’a d’argent que pour   l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Ce-
              acheter la moitié du pain dont il a besoin ? Il faut   lui d’exister. La première loi sociale est donc celle
              avoir de quoi vivre et n’être à jeun trop tard pour   qui garantit à tous les membres de la société les
              goûter la politique et la philosophie. »          moyens d’exister ; toutes les autres sont subor-
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              En cette même année 1775, Necker (1732-1804)      données à celle-là ».
              publie  son  Mémoire  sur  la  législation  et  le
              commerce  des  grains,  critique  radicale  de  la   Un  cas  pratique :  l’émeute  de  Dijon
              pensée physiocratique, à commencer par l’idée     (18 avril 1775)
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              de propriété du sol, principe de l’ordre naturel et
              social, à la racine de l’ordre public et gouverne-  La violence populaire aux alentours des halles et
              mental  qui  la  garantit.  L’ordre  de  la  Nature  a   des greniers à grains était-elle aveugle ? La nou-
              prévu  une  minorité  de  propriétaires,  agents  et   velle de l’émeute de Dijon, le 18 avril 1775, était
              interprètes des lois de cette même Nature qui tire   arrivée à la Cour, dans les salons où elle appa-
              sa légitimité de l’« évidence » de l’ordre naturel,   raissait comme un immense soulèvement monté
              indiscuté,  indiscutable,  garanti  par  l’État,  ses   contre  Turgot,  et  jusqu’à  Ferney  d’où  Voltaire
              baïonnettes, ses mousquets. Necker distingue la   (1694-1778) écrivait à Condorcet : « Vous voyez
              classe des propriétaires « qui ont une part aux   les horreurs qu’on vient de commettre à Dijon.
              biens de la terre et ne demandent que liberté et   Dieu veuille que  les fétiches n’aient pas excité
              justice », et « ceux qui n’ont rien ». Ce sont ceux-  cette petite Saint Barthélemy. » Il écrit à Mme de
              là  justement  qui ont besoin de  « lois  politiques   Saint Julien, le 5 mai : « Si vous aviez été à Dijon
              qui tempèrent envers eux la force de la propriété,   vous auriez prévenu la main criminelle qui a été
              et  puisque  le  plus  étroit  nécessaire  est  leur   excitée sous-main par les ennemis de Turgot. »
              unique bien, le soin de l’obtenir, leur seule pen-  De son côté, Hardy note dans son Journal des
              sée,  c’est  surtout  par  la  sagesse  des  lois  que   événements  tels  qu’ils  parviennent  à  ma  con-
              Vous [Louis XVI] approcherez le plus près de leur   naissance :  « La  nouvelle  d’une  émotion  popu-
              bonheur et de leur repos ».                       laire  occasionnée  à  Dijon  par  la  cherté  des
              Le droit de propriété et la liberté du commerce ne   grains. »
              sont pas absolus. Necker énonce explicitement     Que s’était-il passé ? Le 12 avril 1775 « il y eut
              le  « droit  de  vivre »  de  ceux  qui  n’ont  rien :   du trouble sur le marché de Dijon » où un nommé
              « Vivre aujourd’hui, travailler pour vivre demain,   Tarnier  de  Fauvernay  faisant  commerce  des
              voilà  l’unique  intérêt  de  la  classe  la  plus  nom-  grains  fut  maltraité  et  l’eût  été  bien  davantage
              breuse des citoyens. » Le blé n’est pas une den-  sans la protection d’un sergent qui le sauva de la
              rée comme une autre ; il est signe et réalité de   populace.
              vie, et perçu comme tel par ce peuple « qui est   La rareté des  grains et  leur prix inquiétaient  la
              sur la terre » : « Il veut vivre, il veut pouvoir at-  population.  La  Chambre  du  Conseil  de  la  Ville
              teindre à sa subsistance par le travail ; il réclame   saisit le Contrôleur des finances Turgot, l’Inten-
              des lois de police qui lui en répondent. »        dant Dupleix, le Prince de Condé, et fait contrôler
              Ainsi  s’annonçait  la  grande  discussion  sur  le   les  boulangeries  par  la  force  publique.  Ce  qui
              « droit à l’existence » qui domina la Convention   ajoute au trouble. Le 15 avril, le marché est « peu
              de 1792 à 1795  et opposa les partisans de la     fourni ». Les « plus basses classes de la popula-
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              liberté  économique  inconditionnelle,  désencas-  tion » s’alarment. Le peuple en masse réclame
              trée de la vie sociale, et partisans du droit naturel   l’intervention des magistrats municipaux. On crie
              qui,  admettant  des  tempéraments  au  droit  de   aux « accapareurs », aux « monopoleurs ». L’In-
              propriété et à la doctrine du laissez-faire, enten-  tendant  Dupleix,  récemment  nommé,  étant  ab-
              daient subordonner l’activité économique à la vie   sent,  le  pouvoir  central  est  représenté  par  le

              58  Cité par Florence Gauthier, art. cité.
              59  Cf Florence Gauthier, op cit.
              60  Sur cette émeute, voir : - « Revue bourguignonne de l’enseignement supérieur » , Damidot, 1906, vol 16, ch. III
              p.38-63 ; - Anthony Behin, Grains de la révolte. L’émeute du 18 avril 1775 à Dijon, Langres, Gueniot, 2010.


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