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asociale, intentionnelle et fautive ». Comme de ses causes économiques que la classe
toujours, la morale des classes éclairées et pos- éclairée s’emploie à travestir en tares morales.
sédantes dénie la causalité sociale. Un auteur Comme de nos jours, cette pauvreté procède de
peu suspect d’indulgence pour les classes la perte du dernier état social, le plus précaire, à
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populaires, Hippolyte Taine , en appelle au la merci du moindre accident : chômage, mala-
témoignage de La Bruyère (1645-1696) qui, un die, accident du travail, veuvage. Les mendiants
siècle avant 1789, ajoute aux Caractères son sont à 70 % « le produit d’une société urbaine ou
célèbre tableau des paysans : « L’on voit cer- rurale instable » et constituent les « désaffiliés »
tains animaux farouches, répandus par la cam- de quatre groupes professionnels majeurs : l’in-
pagne, noirs, livides et tout brûlés de soleil, atta- dustrie textile, le bâtiment, les métiers de la rue,
chés à la terre qu’ils fouillent et remuent avec une les métiers de la terre. « L’arrestation surprend le
opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix ar- mendiant dans son impasse professionnelle » :
ticulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils artisan, salarié agricole, domestique, soldat
montrent une face humaine ; et en effet ils sont licencié ou déserteur, métiers ambulants.
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des hommes. » L’auteur cite Fernand Braudel à propos de cette
Saint-Simon (1675-1755), n’est pas moins percu- main d’œuvre réduite au chômage : « C’est la
tant : en 1725, « au milieu des profusions de pauvreté qui souvent mène la pré-industrie par la
Strasbourg et de Chantilly, on vit en Normandie main. »
d’herbes des champs. Le premier roi de l’Europe
ne peut être un grand roi, s’il ne l’est que de L’historien de l’Ancien Régime et de la Révolu-
gueux de toutes conditions, et si son royaume tion conclut, conformément à son génie et à son
tourne en un vaste hôpital de mourants à qui on explication générale du mobile révolutionnaire,
prend tout en pleine paix. » Et Taine de conclure en accord avec ses contemporains des Lettres
du paysan : « Mais en pratique, par nécessité et encore sous le choc de la Commune : « Gens
routine, on le traite, selon le précepte du cardinal sans aveu, réfractaires de tout genre, gibiers de
de Richelieu, comme une bête de somme à qui police ou de justice, besaciers, porte-bâtons,
l’on mesure l’avoine de peur qu’il ne soit trop fort rogneux, teigneux, hâves et farouches, ils sont
et regimbe… » Misère des champs, misère des engendrés par les abus du système, et, sur
villes. Les champs, misérables, mais laborieux. chaque plaie sociale, ils pullulent comme la ver-
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Les villes misérables mais oisives, d’une oisi- mine. » Vermine, le mot est lancé ! La pente
veté, il est vrai, plus souvent subie que choisie. descriptive, typique de Taine et des auteurs qui
Sans compter les épisodes de famines urbaines : ont écrit sur la Commune, exprime un ressenti-
en mai 1740 le marquis d’Argenson écrit : « la ment social qui retrouve quasi spontanément les
moitié de Paris manque de pain et d’argent » ; métaphores utilisées à la veille de la Révolution.
les habitants du faubourg Saint Victor agonisent La misère avilit, dégrade, animalise. Entré dans
au cri de : « du pain ! Famine ! Famine ! » la symbolique agressive du bestiaire, le pauvre
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subit une brutale descente dans la classe des
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Les travaux de Christian Moron (1982) nous vivants, épinglé au niveau de l’insecte ravageur,
donnent une idée de la mendicité parisienne et de l’invasion, des plaies d’Égypte.
33 Jean Graven, pénaliste suisse, estimait nécessaire de sanctionner pénalement le manquement au précepte biblique : « Tu
gagneras ta vie à la sueur de ton front » in « Le délit de fainéantise, : une solution de défense sociale », Revue internationale de
Criminologie et de Police technique et Scientifique, n°2, 1951, cité par Ch. Romon, art. cit.
Voir aussi A. Pagnier inventeur du syntagme « déchet social » : Le Vagabond, déchet social, Vigot, 1910.
34 Hippolyte Taine, L’Ancien Régime, Bruxelles, Éditions Complexe, 1991, Le Peuple, ch. 1, p. 221-222. Taine impute la
misère aux abus du système fiscal en vigueur qui spolie et abrutit les classes ouvrières et paysannes. Ce qui lui permet
d’expliquer la Révolution française comme catastrophe et de cibler deux causes néfastes : 1) le système : la pression fiscale
cad l’Etat-2) les acteurs : les classes populaires. Il met en place les idées rectrices des Origines de la France contemporaine,
à savoir le passif révolutionnaire.
35 Cité par Ch. Moron, « Mendiants et policiers... », op. cit., p. 278.
36 Cf note 31.
37 « Le monde des pauvres à Paris au XVIIIème siècle », art. cité.
38 Hippolyte Taine, L’Ancien Régime , op. cit., p 290.
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