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Les enquêteurs philanthropes Parent et Villermé   modèle du panoptique proposé pour les prisons
               qui ont bien perçu le lien entre sanitaire et social,   et fondé sur la centralité et l’omniprésence. Des
               et le besoin de reconfiguration architecturale des   bienfaiteurs-actionnaires  investiraient  dans  ce
               réseaux d’évacuation des matières alvines, ins-  type d’activité et en recevraient des dividendes.
               pireront  l’action  de  leur  lecteur  attentif,  Edwin   Pour Villermé la prison doit être, non un lieu de
               Chadwick (1800-1890), et les succès des hygié-   supplice et d’avilissement, mais une entreprise
               nistes britanniques dans leur lutte contre le cho-  correctrice  et  une  école  de  bonne  conduite,
               léra. Il faudra, en France, attendre les années   « une  manufacture  plutôt  qu’un  lieu  de  con-
               1890 pour que soient admis par la majorité des   trainte ». Le travail qui casse la contagion des
               hygiénistes l’origine hydrique du choléra et mis   mauvais  exemples,  rémunérera  le  détenu  et
               en place du tout à l’égout.                      favorisera son insertion future. De plus la manu-
                                                                facture pénitentiaire autofinancera l’institution et
               L’étude  hygiéniste  des  prisons,  pointe,  à  son   créera ce chef-d’œuvre philanthropique : « Des
               tour, la causalité sociale. Dans son rapport Des   prisons qui ne coûtent rien à l’État ».
               Prisons telles qu’elles sont et telles qu’elles doi-
               vent être  (1820), Louis-René Villermé (1782-    Comment  s’articulent  la  question  sociale  et  la
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               1863) précise, dès les premières lignes, que les   question morale ? L’auteur du Tableau de l’état
               auteurs  de  crimes  sont  d’abord  victimes  des   physique et moral des ouvriers  (1840) a me-
                                                                                            70
               « circonstances » et qu’un « examen approfondi   suré  et  vérifié  sur  les  terrains  les  plus  divers
               absout la plupart de ceux qui s’en sont souillés,   l’inégalité  sanitaire  entre  les  classes  aisées  et
               et en rejette la responsabilité sur les institutions   déshéritées.
               et les gouvernements ». Plusieurs tableaux pré-
               sentent les geôliers comme des bourreaux et les
               prisonniers  comme  des  victimes.  « Le  métier
               des employés de  prison est trop souvent con-
               verti en métier de vampires, ils sucent impitoya-
               blement  le  sang  des  prisonniers  dont  on  leur
               confie la garde. » L’auteur en appelle à la ces-
               sation des traitements avilissants et à leur rem-
               placement par une activité productrice.

               Le modèle de la manufacture s’impose. L’écono-
               mie  politique  relie  le  détenu,  la  société,  l’État.
               Elle opère la convergence des intérêts confor-
               mément  à  la  déontologie  de  Bentham :  faire
               comprendre à chacun son intérêt, l’intérêt géné-
               ral émanant spontanément de la fongibilité des
               intérêts particuliers. Villermé se réfère volontiers
               à  l’Esquisse  d’un  ouvrage  en  faveur  des
               pauvres  où Bentham expose un modèle éco-
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               nomique  de  gestion  des  pauvres  par  des
               agences privées du type de la Compagnie des
               Indes-Orientales.  Le  pauvre,  défini  comme  la
               personne  « bien  conformée »  dénuée  de  pro-
               priété apparente ou de moyens de subsistance
               suffisants ou honnêtes, tombe ipso facto sous le
               coup d’une arrestation légale. Les pauvres se-
               raient assignés, par des moyens coercitifs, sur
               des fonds agricoles et soumis à un régime disci-
               plinaire de travail. L’Essai détaille l’habitat et les
               conditions  de  résidence  par  classes  de        Louis-René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des
               pauvres ; le principe est celui de la séparation.   ouvriers et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton,
               Le principe de la surveillance est identique au       de laine et de soie (« Source gallica.bnf.fr /BnF »)


               68   Louis-René  VILLERMÉ,  Des  prisons  telles  qu’elles  sont  et  telles  qu’elles  devraient  être…  par  rapport  à
               l’Hygiène, à la  Morale et à l’Économie politique, Paris, librairie Méquignon-Marvis,1820.
               69  Jérémie BENTHAM, Esquisse d’un ouvrage en faveur des pauvres, adressé à l’éditeur des Annales d’agriculture,
               publiée en français par A Duquesnoy, Paris, An X, Imprimerie des Sourds-Muets, chez Agasse, Henrich, Treuttel et
               Wurtz.
               70  Louis-René VILLERMÉ, Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de
               coton, de laine et de soie, Ouvrage entrepris par ordre et sous les auspices de l’Académie des Science Morales et
               Politiques, Paris, Jules Renouard et Cie, 1840, 2 tomes


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