Page 27 - lettre_28
P. 27

-  Degérando,  confiant  dans  les  méthodes     l’administration  d’une « charité  studieuse ».  La
               éducatives  d’Itard  inspirées  de  Locke  et  de   « volupté sublime » de la charité est le prix d’un
               Condillac,  défendait  un  traitement  interven-  engagement dans la durée : « Il s’agit d’un pa-
               tionniste  et  directif,  consistant  dans  « l’art  de   tronage, personnel, direct, immédiat » envers un
               s’emparer de sa [de Victor] sensibilité, de la diri-  pauvre, une famille, choisis avec discernement.
               ger, de la développer, le seul moyen de détruire   La charité revendiquée par la Philanthropie se
               cette inattention habituelle qui pouvait n’être que   distingue de l’aumône par le discernement des
               l’effet de son indifférence absolue pour ce nou-  vrais pauvres, une méthodologie, une séméiolo-
               veau monde dans lequel il était si étranger ». Il   gie  de  la  pauvreté  véritable,  une  maîtrise  des
               saluait « un genre d’éducation entièrement nou-  cadres sociaux relatifs à l’indigence, ses causes,
               veau ». Le maître-mot, l’objectif consiste dans la   ses effets, le contact direct, fréquent et prolongé
               socialisation par la pédagogie. « Cet enfant est   dans le temps avec le donataire, la préférence
               entré dans la société ; que ne pourront pas les   donnée aux secours en nature, le contrôle, les
               relations sociales ? On a fixé ses organes, pour-  sanctions, une interaction réglée. La Philanthro-
               quoi  ne  les  développerait-on  pas  par  l’exer-  pie obéit à une logique rationnelle dont Le visi-
               cice ? » Le traitement imposé à Victor est trans-  teur  du  pauvre   de  Joseph-Marie  Degérando
                                                                              57
               posable à l’indigent et au malade qui sont hors-  constitue le manuel de base.
               société.  L’action  philanthropique  de  Joseph-
               Marie Degérando repose sur une pédagogie de
               socialisation.

               La  Philanthropie  au  sens  spécifique,  est  une
               composante active du libéralisme social et mal-
               thusien, hostile aux secours publics ; elle com-
               pense la passivité délibérée de l’État en matière
               sociale.  Laissons  les  philanthropes  se  définir
               eux-mêmes et l’objet de leur action : « Un des
               principaux devoirs des hommes est de concourir
               au bien de leurs semblables, d’étendre leur bon-
               heur, de diminuer leurs maux [...] Certainement
               un pareil objet entre dans la politique de toutes
               les nations et le mot de Philanthrope a paru le
               plus  propre  à  désigner  les  membres  d’une
               société consacrée particulièrement à remplir ce
               premier devoir du citoyen. » (Société philanthro-
               pique de Paris) . La Philanthropie remplace les
                            55
               secours publics, et, sous le nom de bienfaisance
               publique,  perdurera  jusque  sous  la  IIIe  Répu-
               blique,  donjon  d’un  catholicisme  conservateur
               assiégé par l’Assistance publique.

               L’engagement philanthropique est un choix per-
               sonnel,  de  caractère  missionnaire  et  pastoral,
               orienté de la classe « aisée » vers la classe « in-
               digente ».  « La  relation  donateur-donataire  est
               une constante sollicitation. Du pauvre on attend
               toujours  quelque  chose,  qu’il  tire  profit  du  se-
               cours,  qu’il  communique  avec  son  bienfaiteur,        Le visiteur du pauvre par Degérando
               qu’il s’instruise, qu’il s’amende, qu’il s’intègre. Le      (« Source gallica.bnf.fr /BnF »)
               rapport est donc vécu sur le mode de l’échange :
               il  est  fait  de  réciprocité  et  de  complémenta-  Ce mémoire, couronné par l’Académie de Lyon
               rité . » À la différence de la charité spontanée   en 1820, répondait à la question que cette Aca-
                 56
               pour tous les pauvres unis par les liens sacrés   démie  avait  mise  au  concours :  « Indiquer  les
               de  la  misère,  qui  avait  cours  sous  l’Ancien   moyens de reconnaître la véritable indigence, et
               Régime,  le  donataire  est  spécifié,  choisi,   de rendre l’aumône utile à ceux qui la donnent
               reconnu  comme  digne  d’intérêt,  qualifié  de   comme  à  ceux  qui  la  reçoivent. »  Do  ut  des.
               « bon  pauvre ». La  vocation  bienfaisante  du   L’aumône mal à propos est un attentat social qui
               riche  a  pour  corollaire  l’élection  du  pauvre  et   s’ignore.


               55  Catherine DUPRAT, Exposé de thèse, in Annales historiques de la Révolution française, 1991, 285, pp 387-393.
               56  Catherine DUPRAT, Usage et pratiques…, op.cit., vol. 1, p. 324.
               57  DEGÉRANDO, Le visiteur du pauvre , Paris, Colas, Treuttel et Wurtz, 1820.


                                                            27
   22   23   24   25   26   27   28   29   30   31   32