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I. ORDRE PSYCHIATRIQUE ET DIRECTION MORALE




               À partir  de 1830, l’hygiénisme entame  la nou-
               velle  carrière  que  le  prospectus  des  Annales
               d’hygiène  publique  annonçait :  prendre  en
               charge la direction morale de la société spécia-
               lement la folie et la prévention de la folie. Les
               aliénistes  devaient  instaurer  un  ordre  psychia-
               trique dual : un traitement public de la folie par
               l’asile ; une prévention sociale par la formulation
               de règles de direction de l’hygiène mentale. La
               médecine mentale s’est imposée dans les tribu-
               naux.  Elle  a  confondu  le  sens  commun  des
               juges devant la folie. La psychiatrie élargit son
               audience hors de l’enceinte de l’asile. Nul n’est
               à  l’abri  de  la  folie.  Il  y  a,  dans  l’aliéniste,  un
               inquiéteur.  La  médecine  mentale  énonce  des
               normes, assume un directoire moral, et se rend
               indispensable par ses conseils dans la conduite
               de  la  vie.  Le  nouvel  ordre  psychiatrique  évo-
               luera ; il faut défendre la société contre la folie,
               protéger  le  fou  de  lui-même  et  des  autres ;
               Esquirol  assume  et  prolonge  cet  héritage  des
               Lumières. Survient une  autre génération, celle
               de René, dont il faut conjurer le vague des pas-
               sions. La génération de 1830 a ses maux parti-
               culiers,  exacerbés  par  le  romantisme  et  la
               culture  des  excitants.  Enfin,  il  faut  enrayer  la
               réaction  en  chaîne  des  révolutions  et  des
               émeutes  qui  sécrètent  des  passions  crimi-
               nelles ; il faut s’attaquer aux causes, identifier le   Source gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France
               foyer pathogène.

                                                                Cette machine  qu’est  l’asile est animée  par  la
               A. L’ASILE
                                                                volonté première, centrale, exclusive, du méde-
                                                                cin. Un seul règne sur un grand nombre d’âmes.
               Déjà en septembre 1818, Jean-Etienne Esquirol    La  folie  était  au  centre  des  préoccupations
               (1772-1840) avait présenté au ministère de l’in-  gouvernementales :  il  « fallait  secourir  le  mal-
               térieur  un  mémoire  où  il  dénonçait,  comme   heur » et « défendre la société ». Le bon ordre
               avant lui Pinel, l’état misérable des aliénés (« je   de l’asile reflétait ce que devait être le bon ordre
               les ai vus… »), et imaginait ce que devrait être   social. Toute la structure matérielle, scientifique
               leur hospitalisation : « Je voudrais qu’on donnât   et administrative de l’asile concourt à réaliser la
               à ces établissements un nom spécial qui n’offrît   condition ultime  et  nécessaire  de  la  guérison :
               à l’esprit aucune idée pénible ; je voudrais qu’on   l’isolement,  qui  devient  le  concept  central  des
               les nommât asiles. » Ce mot, selon Esquirol, ex-  doctrines asilaires et pénitentiaires.
               primait la protection due à ces malades. Il préci-  Avec Esquirol, l’asile devient une « institution to-
               sait : « Un hôpital d’aliénés est un instrument de   tale » et l’aliéniste un guide de l’action publique
               guérison ».  La  conception  organique  de  l’éta-  et  un  acteur  indispensable  de  la  paix  sociale.
               blissement au centre duquel résidait le médecin-  Franck,  Fodéré,  les  fondateurs  de  l’hygiène
               chef et son fonctionnement réglé constituaient le   avaient associé à leur ministère le domaine de
               plus  puissant  des  traitements.  Dans  son  Exa-  la médecine légale, discipline auxiliaire la justice
               men du projet de loi sur les aliénés (1838) , il   qu’elle se donne la charge d’éclairer. En inven-
                                                     36
                                                                                              37
               rappelait  que  la  folie  est  une  maladie  curable   tant  la  « monomanie  criminelle» ,  délire  sou-
               dont le cadre hospitalier et l’ordre intérieur cons-  dain qui dévaste un esprit sain par ailleurs, folie
               tituent « l’agent de guérison le plus énergique et   intermittente,  indécelable,  tapie  sous  une  con-
               le plus efficace ».                              duite  apparemment  normale,  illustrée  par  les

               36  J.-E. ESQUIROL, Examen du projet de loi sur les aliénés,  Paris, JB Baillière, 1838, p 27.
               37  J.-E. ESQUIROL, Des maladies mentales considérées sous leur rapport médical, hygiénique et médico-légal,
               Paris, Baillière, 1838, 2 tomes.


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