Page 16 - lettre_crhssmp_29l
P. 16
I. ORDRE PSYCHIATRIQUE ET DIRECTION MORALE
À partir de 1830, l’hygiénisme entame la nou-
velle carrière que le prospectus des Annales
d’hygiène publique annonçait : prendre en
charge la direction morale de la société spécia-
lement la folie et la prévention de la folie. Les
aliénistes devaient instaurer un ordre psychia-
trique dual : un traitement public de la folie par
l’asile ; une prévention sociale par la formulation
de règles de direction de l’hygiène mentale. La
médecine mentale s’est imposée dans les tribu-
naux. Elle a confondu le sens commun des
juges devant la folie. La psychiatrie élargit son
audience hors de l’enceinte de l’asile. Nul n’est
à l’abri de la folie. Il y a, dans l’aliéniste, un
inquiéteur. La médecine mentale énonce des
normes, assume un directoire moral, et se rend
indispensable par ses conseils dans la conduite
de la vie. Le nouvel ordre psychiatrique évo-
luera ; il faut défendre la société contre la folie,
protéger le fou de lui-même et des autres ;
Esquirol assume et prolonge cet héritage des
Lumières. Survient une autre génération, celle
de René, dont il faut conjurer le vague des pas-
sions. La génération de 1830 a ses maux parti-
culiers, exacerbés par le romantisme et la
culture des excitants. Enfin, il faut enrayer la
réaction en chaîne des révolutions et des
émeutes qui sécrètent des passions crimi-
nelles ; il faut s’attaquer aux causes, identifier le Source gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France
foyer pathogène.
Cette machine qu’est l’asile est animée par la
A. L’ASILE
volonté première, centrale, exclusive, du méde-
cin. Un seul règne sur un grand nombre d’âmes.
Déjà en septembre 1818, Jean-Etienne Esquirol La folie était au centre des préoccupations
(1772-1840) avait présenté au ministère de l’in- gouvernementales : il « fallait secourir le mal-
térieur un mémoire où il dénonçait, comme heur » et « défendre la société ». Le bon ordre
avant lui Pinel, l’état misérable des aliénés (« je de l’asile reflétait ce que devait être le bon ordre
les ai vus… »), et imaginait ce que devrait être social. Toute la structure matérielle, scientifique
leur hospitalisation : « Je voudrais qu’on donnât et administrative de l’asile concourt à réaliser la
à ces établissements un nom spécial qui n’offrît condition ultime et nécessaire de la guérison :
à l’esprit aucune idée pénible ; je voudrais qu’on l’isolement, qui devient le concept central des
les nommât asiles. » Ce mot, selon Esquirol, ex- doctrines asilaires et pénitentiaires.
primait la protection due à ces malades. Il préci- Avec Esquirol, l’asile devient une « institution to-
sait : « Un hôpital d’aliénés est un instrument de tale » et l’aliéniste un guide de l’action publique
guérison ». La conception organique de l’éta- et un acteur indispensable de la paix sociale.
blissement au centre duquel résidait le médecin- Franck, Fodéré, les fondateurs de l’hygiène
chef et son fonctionnement réglé constituaient le avaient associé à leur ministère le domaine de
plus puissant des traitements. Dans son Exa- la médecine légale, discipline auxiliaire la justice
men du projet de loi sur les aliénés (1838) , il qu’elle se donne la charge d’éclairer. En inven-
36
37
rappelait que la folie est une maladie curable tant la « monomanie criminelle» , délire sou-
dont le cadre hospitalier et l’ordre intérieur cons- dain qui dévaste un esprit sain par ailleurs, folie
tituent « l’agent de guérison le plus énergique et intermittente, indécelable, tapie sous une con-
le plus efficace ». duite apparemment normale, illustrée par les
36 J.-E. ESQUIROL, Examen du projet de loi sur les aliénés, Paris, JB Baillière, 1838, p 27.
37 J.-E. ESQUIROL, Des maladies mentales considérées sous leur rapport médical, hygiénique et médico-légal,
Paris, Baillière, 1838, 2 tomes.
16