Page 19 - lettre_crhssmp_29l
P. 19
délinquance : incendie, vol, vagabondage, À côté des dégénérés inférieurs, notoirement
débauche, ivrognerie, inaptitude à la réalisation inaptes à la lutte pour la vie, incapables
d’un acte utile et moral. Elle oblige la société à d’autonomie et dépendants, il est des dégénérés
prendre des mesures de « prophylaxie défen- supérieurs à l’intelligence brillante, singuliers,
sive » (coercitive et rééducative) en séquestrant originaux, dont le type est Jean-Jacques
les individus nuisibles et les infirmes congéni- Rousseau. Si le principe de prédisposition héré-
taux, et de « prophylaxie préservatrice » (cor- ditaire en aliénation est absolu, le lien entre dé-
rective et rééducative), en agissant sur leurs générescence et criminalité ne l’est pas moins :
conditions physiques et morales. Morel es- « Le dégénéré devient souvent un délinquant ».
quisse le modèle des prisons-asiles repris par Contre le péril social de la dégénérescence, la
Magnan et Legrain. Les mesures préventives société a le droit et le devoir de se défendre. Elle
consistent « en moralisation des masses » au prospère dans des milieux dégradés par la
moyen de « formulaires d’hygiène morale ». Les misère, l’alcoolisme, l’insalubrité, et se reconnaît
concepts de milieu (social ou géographique) et au comportement : indiscipline, violence, résis-
d’hérédité entraient dans les catégories socio- tance à l’autorité, « conflit permanent avec les
psychiatriques. Morel était conscient d’écrire un usages reçus et par suite avec les tribunaux ».
chapitre de l’histoire naturelle ; en biologisant la À la différence du juge qui agit a posteriori, le
loi naturelle, il écrivait un De natura rerum médecin prévient et arrête les modalités de sé-
théiste, coulé dans le moule d’un traité d’hygiène grégation applicables aux dégénérés criminels :
à l’ancienne, dont le héros, produit d’une solida- asile pour les criminels arriérés et les criminels
rité de causes et porteur d’un mal immérité et sur lesquels pèse un doute ; prison pour les
irréparable, faisait un roman métaphysique ou criminels auxquels n’est reconnue aucune atté-
une tragédie cosmique. La dialectique de la nuation de peine. Les notions de prison et d’asile
chute abrite un message : Morel en appelle à la sont interchangeables comme les notions de
45
régénération par la redécouverte de la loi morale dégénéré et de criminel .
conservatrice de l’ordre universel, et la restaura- Les thèses de Morel sur l’hérédité comme fac-
tion des vertus familiales, civiques et politiques teur uni-causal du monde social et du cosmos
détruites par la révolution de 1848. La médecine ont débordé le milieu aliéniste, offert à un large
44
mentale fait œuvre de salut public . public une réponse totale et compréhensible du
Les disciples de Morel opéreront une réduction, monde et du mal physique et moral.
passant de la dégénérescence de l’espèce à Elles ont influencé d’illustres lecteurs comme
celle de l’individu. Darwin et Zola. Ce dernier utilise l’hérédité
Le dégénéré devient un type dont Magnan et comme le ressort littéraire qui structure la durée
Legrain dressent le tableau objectif, simplifié, romanesque des Rougon-Macquart, et s’est lui-
débarrassé du cadre théologico-politique de même volontiers prêté à « l’examen médico-
Morel, cliniquement observé comme le suggère psychologique » d’un jeune psychiatre, le doc-
le titre : Les dégénérés. État mental et syn- teur Edouard Toulouse (1896).
dromes épisodiques (1895). La notion d’écart Les continuateurs de Morel, en réduisant le
par rapport à un type primitif est abandonnée au modèle du dégénéré au cas médical observable,
profit d’une « déviation du type normal d’huma- ont accéléré la transition de la psychiatrie vers
nité ». L’homme normal se définit selon le con- la sélection sociale et l’eugénisme reprochés à
cept darwinien d’aptitude à la vie, par sa capa- Alexis Carrel dans l’Homme cet inconnu (1935).
cité à « assurer par ses propres efforts le Pessimiste sur le présent, Morel se tournait vers
maintien de son équilibre biologique et de repro- l’avenir et lançait un message entendu par
duire un être doué des mêmes attributs que l’immense majorité des médecins jusqu’en
lui ». La notion de normalité biologique est com- 1945, lorsqu’il exaltait la foi de ces jeunes
plétée par un critère social : est normal celui qui médecins « dont les efforts auront pour but
dispose d’une conformation cérébrale capable l’AMELIORATION physique, intellectuelle et
d’assimiler les règles sociales reçues de son morale de l’espèce humaine ». Le dernier mot
milieu. L’habitus de socialité procède d’un dépôt de l’ouvrage était Régénération. L’absolutisme
cérébral « dû aux acquisitions ancestrales ». de l’hérédité marquait la fin de l’hygiénisme des
44 La médecine mentale convie « à cette œuvre de régénération tous ceux auxquels sont confiés le bien-être et les destinées
des populations, tous ceux qui possèdent les moyens de réaliser les projets d’amélioration que la science médicale soumet
à leur examen ». B. A. MOREL, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce
humaine, Paris, J.B. Baillière, 1857, Préface, p XIX.
45 Magnan et Legrain sont pionniers dans la lutte contre un fléau social qu’ils contribuent à démasquer : l’alcoolisme.
Cf. Dr V. MAGNAN, De l’alcoolisme, Paris, Adrien Delahaye, 1874 et P-M Legrain, Hérédité et alcoolisme, Paris,
Octave Doin, 1889, préface de Magnan. Pour le préfacier, l’auteur établit scientifiquement les effets de l’alcoolisme sur
un terrain privilégié, le dégénéré. « Qu’il vole ou qu’il boive d’une façon irrésistible, le dégénéré n’est jamais qu’un
impulsif qui pourra dans d’autres circonstances ou allumer un incendie ou commettre un homicide d’une manière
également impulsive et irrésistible ». L’« isolement clinique » s’impose.
19