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intégrale »  des  parties  vulnérables  de  la   les conséquences de l’ankylostomiase, maladie
               société :  l’enfant  et  l’ouvrier.  Ces  éléments   parasitaire  contagieuse  contractée  par  les
               socialement faibles, dont la minorité appelle une   mineurs de fond, entraînant une déchéance phy-
               mise  en  tutelle,  constituent  la  principale  res-  sique et une incapacité partielle ou totale. C’est
               source  populationnelle,  la  masse  des  travail-  l’organisme assureur, - en l’espèce la coopéra-
               leurs et des défenseurs, base de la prospérité   tive sociale de Liège - qui, au vu des frais médi-
               générale.  Brouardel  formule  l’impératif  eugé-  caux de ses membres, a mesuré l’ampleur de la
               niste  qui  zigzague  dans  l’hygiénisme  depuis   contagion et confié à ses médecins, - non à ceux
               Frank :  agir  sur  la  reproduction  en  écartant  le   de la compagnie - le soin de l’enrayer. Ces types
               « péril vénérien » et en favorisant « la fécondité   de  groupements  prolétariens  ont  la  puissance
               du  mariage ».  Point  d’articulation  de  la  méde-  d’introduire  dans  la  cité  « une  influence  nou-
               cine expérimentale et de son application sociale   velle, venue d’en bas exercée par des égaux sur
               et  environnementale,  l’hygiène,  pour  vaincre   des égaux ». La maladie génère un lien social
               charlatanisme  et  la  superstition  doit  soumettre   spécifique  et  une  nouvelle  logique  institution-
               les idées et les habitus moraux au crible de la   nelle. Duclaux donne l’exemple des assurances
               critique scientifique.                           sociales bismarkiennes qui ne sont pas des mai-
                                                                sons  de  charité  mais  des  « maisons  de  com-
                                                                merce qui vendent de la santé à leurs clients qui
               D. DUCLAUX, UN SOLIDARISTE PASTORIEN
                                                                sont aussi leurs commanditaires ». En matière
                                                                d’assainissement et d’amélioration de l’habitat, il
               Il  appartenait  à  Émile  Duclaux  (1840-1904),   invoque l’exemple anglais, la solidarité de voisi-
               élève,  proche  collaborateur,  ami,  héritier  spiri-  nage qui dispose des moyens contraignants de
               tuel de Pasteur, âme de l’Institut Pasteur dont il   la loi pour réduire la résistance ou vaincre l’iner-
               fut le second Directeur après le Maître, de tirer   tie des propriétaires de maisons malsaines pré-
               rigoureusement  les  conséquences  sociales  du   sentant des risques infectieux.
               pastorisme  (doctrine  des  disciples  les  plus
               proches de Pasteur, par rapport au pasteurisme,   Pour Émile Duclaux, dans une perspective pas-
               doctrine  de  ceux  qui  partagent  les  idées  de   torienne, l’hygiène ne saurait être coercitive et
               Pasteur).                                        imposée par l’État. Seule la légalité scientifique,
               La  découverte  des  germes  1°)  donne  des     objective et vraie, est capable de fonder en rai-
               informations sur les liens sociaux, 2°) modifie le   son la loi sociale. La maladie contagieuse est ré-
               regard porté sur la maladie. Le biologiste déduit   vélatrice d’une double innovation sociale : le so-
               une sociologie de la microbiologie.              lidarisme  assurantiel  et  le  marché.  La  mutua-
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               Dans L’Hygiène sociale  (1902), recueil de ses   lisation  des  risques,  favorisée  par  la  loi,  bien
               cours  à  l’École  des  hautes  Études  sociales,  il   reçue  de  l’opinion,  responsabilise  les  acteurs,
               modifie définitivement la relation du malade et   élargit  le  jeu  du  marché.  « Toute  amélioration,
               de  la  maladie,  et  le  statut  du  malade :  « Le   tout perfectionnement s’achète, et crée par cela
               malade  a  cessé  d’être  la  res  sacra,  miser  sur   un marché sur lequel il y a nécessairement un
               lequel s’épuisaient en vain les ressources de la   vendeur et un acheteur ». La santé est ce bien
               charité. Il est devenu un être redoutable par les   nouveau  qui  apparaît  sur  le  marché,  un  bien
               milliards  de  germes  de  maladie  qu’il  crée  et   qu’on  n’aperçoit  qu’en  partie,  dont  une  partie
               répand autour de lui. On a le devoir de le traiter   nous est voilée.  Nous sacrifions une partie de
               humainement  parce  qu’il  souffre,  et  n’est  pas   nos ressources et de notre liberté en échange
               responsable ou ne l’est qu’un peu du péril qui est   d’un bien réel mais invisible à l’échelon  indivi-
               en lui ; mais on a le droit de l’empêcher d’être   duel, mais mesurable et quantifiable au niveau
               nuisible à la communauté ».                      collectif.  Les  offreurs  de  ce  bien  sont  les  sa-
               Le malade est un être dangereux qu’il faut traiter   vants,  les  demandeurs  sont  les  membres  des
               comme tel. Il ne s’appartient plus. Il a le devoir   groupements  assureurs,  simultanément  admi-
               d’assumer son rôle de patient, de support d’une   nistrateurs et bénéficiaires. L’arbitrage est éco-
               maladie  qui  le  réduit  au  rôle  passif  d’« agent   nomique,  décidé  par  les  résultats  et  les  choix
               d’enseignement » à la disposition de « ceux qui   des bénéficiaires. L’intérêt sanitaire combiné à
               viennent  se  faire  la  main  sur  lui ».  Le  malade   l’intérêt économique peuvent seuls faire accep-
               n’est pas pour autant un exclu ; il entre dans une   ter le principe de l’obligation d’assurance. Ces
               communauté :  « La  situation  change  pour  le   groupements d’assurés seront des foyers de dif-
               malade, dès qu’il cherche dans l’association un   fusion d’éducation sanitaire, de prévention et de
               remède contre les maux quels qu’ils soient dont   bonnes pratiques.
               il est atteint ».                                Les maladies, singulièrement les maladies con-
               Ce  modèle  associatif,  Émile  Duclaux  l’avait   tagieuses, doivent être traitées non sous l’angle
               observé  et  admiré  dans  les  coopératives     de l’inefficace charité, mais conformément à l’in-
               ouvrières qui prenaient en charge la détection et   térêt  social  réglé  par  un  principe  d’économie.

               55  Émile DUCLAUX, L’Hygiène sociale, Alcan, 1902.


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