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modes de rémunération. Des conventions sont
conclues entre mutuelles et sociétés de méde-
cins pour tarifer les actes médicaux et financer
la gratuité des soins aux indigents. Par ce
moyen, le médecin parvient au contact de popu-
lations plus coutumières du « guérissage » que
de la médecine.
La guerre contre les ennemis héréditaires ne
désarme pas : l’officiat de santé, cible perma-
nente ; le charlatanisme contre lequel l’État
coordonne une action répressive interministé-
rielle ; les expertises judiciaires obligatoires dont
les honoraires sont revalorisés. Les anciennes
revendications continuent : interdiction de l’exer-
cice simultané de la médecine et de la pharma-
cie, prohibition des médicaments secrets,
admission des médecins à l’administration hos-
pitalière, autorisation de la publicité médicale
dans la presse. L’AGMF fonctionne comme une
société en réseau assurant la circulation de l’in-
formation.
La lutte contre les empiriques marque des
points : lors de l’assemblée générale de 1861, le
tableau de chasse est de 833 condamnations,
dans 21 professions différentes, dont 164 com-
Source : gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France
merçants, 162 religieux, 4 bourreaux. L’Empire
avait servi la cause des médecins, sans combler
Secondé par le pharmacien Julien-François leurs attentes.
Jeannel, Rayer, médecin personnel de
l’Empereur favorable au projet, réunit une C. L’ACTIVISME RÉPUBLICAIN DES
commission préparatoire prestigieuse : Charcot, MÉDECINS
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Littré, C. Bernard, Bouillaud, Villermé, Michel
Lévy, Larrey fils, Michel Chevalier, promoteur du
modèle industriel saint-simonien, inspirateur Peut-on parler d’un tournant républicain des
économique de l’Empire. Le 31 août 1858, médecins ? Les médecins pouvaient-ils rester
Napoléon III approuvait les statuts de l’As- indifférents à l’appel de Gambetta aux « nou-
sociation générale des Médecins de France velles couches sociales », fondement de la
(AGMF), organisation de solidarité médicale à République, refondation des rapports sociaux,
l’échelle nationale en phase avec le développe- reconnaissance du travail et du mérite, rempla-
ment des sociétés ouvrières de prévoyance. cement d’une classe par une autre ? « Oui, je
L’AGMF devenait l’interlocuteur médical national pressens, je sens, j’annonce la venue et la pré-
dont l’État avait besoin. Son institution consa- sence dans la classe politique, d’une couche
crait la reconnaissance de la profession médi- sociale nouvelle… ». Leur profession, toujours
cale, sa prise de participation dans l’action de sur le qui-vive, en proie au complexe de persé-
l’État, ses missions médico-sociales auprès des cution, toujours en manque de reconnaissance,
sociétés ouvrières et des indigents. C’est un n’avait-elle pas des raisons d’espérer, de se
succès. Entre 1860 et 1880, l’AGMF passe reconnaître dans la classe élue, messianique,
de 3 000 à 6 000 adhérents. L’AGMF qui vaut à annoncée par le Discours de Grenoble (26 sep-
la médecine un titre de reconnaissance pu- tembre 1872) ? Les médecins se lancent à la
blique, de science officielle et de respectabilité conquête du pouvoir. Élus locaux, ils ont parti-
médicale, est un outil efficace de conquête de cipé avec les artisans et les commerçants, à la
terrain. Le mutualisme, instrument de paix révolution des emplois, consécutive à la révolu-
sociale, grand dessein social de l’Empire, dé- tion des mairies, « dispersée en trente mille
passant le cadre ouvrier, s’étend à toutes les centres », que Daniel Halévy décrit comme une
professions, modifiant les conditions d’exercice révolution culturelle qui « affecte le tissu même
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et favorisant l’expérimentation de nouveaux de la Société, atteint et change les mœurs » .
62 Cf. J. LÉONARD, La médecine entre les pouvoirs et les savoirs, op cit, et « La médicalisation de l’État : l’exemple
des premières décennies de la IIIème République », in Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest , tome 86, n°2,
1979, pp. 313-320.
63 D. HALÉVY, La fin des notables, Grasset, 1930, réimpr. Le livre de poche, 1972, pp 343-344. Voir également
P. BARRAL, Les Fondateurs de la IIIème République, Armand Colin, 1968, notamment les pp. 229-230.
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