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Cette lettre illustre le malaise des médecins et
               sous-entend les motifs de la nécessité de l’offi-
               ciat : majoritairement les gens des campagnes
               préfèrent  le  « guérissage »  dont  le  terme  con-
               note le succès, et le recours à l’officier de santé,
               issu du peuple, à la science, au langage et aux
               manières d’un médecin étranger à leur classe,
               victime de sa distinction au sens de Bourdieu.
               Dans les classes populaires, l’anti-médecine ex-
               clut  le  médecin.  La  médicalisation  couvre  un
               champ, au sens sociologique, dont la conquête
               suppose plusieurs conditions de possibilité : la
               suppression de l’officiat, pourvoyeur d’une indis-
               pensable petite chirurgie  qualifiée de charlata-
               nisme,  l’amélioration  des  performances  médi-
               cales, une volonté politique dont les médecins
               constitueraient la force motrice.
               C’est pourquoi l’impossible réforme des profes-
               sionnels de santé, toujours en chantier, jamais
               aboutie, est la maladie chronique du siècle qui
               alimente le malaise identitaire et économique de
               la profession. La suppression de l’officiat soumet
               la politique de santé à un dilemme : ou augmen-
               ter le nombre de médecins, à quoi la profession
               se refuse au nom de la concurrence ; ou obliger
               les  médecins  à  « s’établir  dans  les  cam-
               pagnes », contre quoi la profession invoque le
               principe de la libre installation. À ce malaise de-
               vait répondre un Congrès national, le premier du
               genre qui réunit, le 1  novembre 1845, un millier
                                er
               de médecins, de pharmaciens et de vétérinaires
               en la salle Saint-Jean de l’Hôtel de Ville de Paris.
               Les organisateurs évoquent des « États géné-
               raux de la médecine », la « constitution du corps     Source : https://archive.org/details/b29286724
               médical ».

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               Le premier congrès médical de France  promet-    contre l’illustre Malgaigne : « C’est le cri du pro-
               tait beaucoup. Il s’ouvrait sur une retentissante   létariat médical qui a provoqué le congrès ! » En
               et  visionnaire  déclaration  de  Serres  dans  son   vain Salvandy, ministre de l’Instruction publique,
               discours d’ouverture : « Le caractère dominant   appelle-t-il  l’attention  des  congressistes  sur
               du  XIXème  siècle  est  le  perfectionnement  du   l’inégale répartition des médecins et la dange-
               bien-être physique et moral de l’homme ». Il fut   reuse  sous-médicalisation  des  campagnes  et
               une  manifestation  de  masse  d’immobilisme  et   des classes pauvres génératrices d’épidémies,
               de  statu  quo  revendicatif :  suppression  du  se-  qui inquiètent le gouvernement. La rhétorique, la
               cond ordre, suppression de la patente, répres-   phraséologie, l’emphase s’épuisent dans un dia-
               sion du charlatanisme, émancipation de la tyran-  logue de sourds. L’objectif de santé publique du
               nie judiciaire en matière légale, reconnaissance   gouvernement ne trouve ni écho ni écoute dans
               de la « dignité de la profession » au nom de la   un congrès qui structure la lutte de la profession
               « science »  qu’elle  incarne  et  de  ses  services   pour  sa  reconnaissance,  et  la  prise  de  cons-
               désintéressés  pour  l’« humanité  souffrante »,   cience de sa force et de ses clivages.
               reconnaissance publique de son rôle social. Les   Dans le projet de loi qu’il dépose sur le bureau
               médecins attendent de l’État la reconnaissance   de  la  Chambre  des  Pairs  le  15 février 1847,
               d’un corps médical.                              Salvandy mentionne avec déférence les vœux
               Mais  le  Congrès,  rapidement  dominé  par  les   du Congrès mais s’inspire en réalité des propo-
               notabilités,  révélait  en  profondeur  une  fracture   sitions d’une haute commission des études mé-
               entre une « aristocratie » médicale et un « pro-  dicales créée ad hoc, où siégeaient notamment
               létariat »  médical  dont Amédée  Latour,  secré-  Orfila,  Royer-Collard, Andral,  Forget,  Velpeau,
               taire  et organisateur, se  faisait le  porte-parole    Pariset… La presse médicale ne s’y trompe pas.


               60  Cf L. BURQUELOT : « Le Congrès médical de France : défense d’une profession libérale sous la monarchie de juillet »
               in Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 86, n°2, 1979, pp 301-312. Voir aussi J. LÉONARD : « Les
               médecins de l’Ouest au XIXème siècle », ibidem, tome 86, n°1, pp. 152-160.


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