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Rien ne sert de soigner des malades condam- thérapeutique. Les hôpitaux se dotent de labo-
nés, incurables et dangereux. Un principe que ratoires. La chirurgie est transformée ; la
Duclaux qualifie de « recteur » commande « le généralisation de l’asepsie, l’anesthésie géné-
minimum aux tuberculeux inguérissables, le rale, les pinces homéostatiques la délivrent de
maximum à ceux qu’on peut guérir ». la triade fatale qui hantait les salles d’opération :
La cité hygiéniste de Duclaux réévalue les va- l’infection, la douleur, l’hémorragie. Le pasteu-
leurs éthiques à partir de la maladie et du risme se greffe sur l’hygiénisme : un Brouardel
respect des bonnes pratiques préventives travaille avec Chantemesse sur les fièvres ty-
appuyées sur une discipline collective. Rappro- phoïdes. La diphtérie, tueuse d’enfants, recule.
chant la maladie de la faute civile, elle exclut Des titulaires de chaire aussi éminents que
l’incurable contagieux et réhabilite le syphilitique Georges Dieulafoy ou qu’Isidore Strauss suivent
qu’il faut traiter comme un malade et non comme le cours de microbiologie technique d’Émile
un coupable. La syphilis étant, comme la tuber- Roux. Les pasteuriens occupent des postes clé.
culose, un mal du siècle et un fléau social qui Émile Vallin, commandant de l’École de Santé
menace l’espèce, il convient de réintégrer socia- militaire de Lyon, rallie au pasteurisme la méde-
lement sa cause, la prostitution, dont l’immora- cine militaire. La médecine curative, une fois
lité prétendue ne procède que de risques sani- convaincue de l’étiologie microbienne, promeut
taires non maîtrisés, de l’astreindre à un contrôle les campagnes de désinfection et les règles
sanitaire strict, plus utile que la police des d’asepsie. Les médecins-hygiénistes départe-
mœurs, et de soumettre son activité aux règles mentaux impressionnent notables et élus par
de la probité commerciale. leur nouveau savoir et la modernité de leurs
L’hygiène mérite un Ministère spécial, « celui choix techniques : filtres de Chamberland,
auquel Bentham avait fait place dans sa consti- étuves à désinfection par pression. Ils diffusent
tution idéale sous le nom de Ministère de la des consignes d’hygiène domestique élémen-
Santé publique », qui devrait un jour remplacer taire telles que faire bouillir le lait. La révolution
le Ministère de la Guerre. Car la guerre est une pasteurienne avait consolidé sa victoire intellec-
maladie contagieuse dont on peut guérir. Les tuelle par la reconnaissance publique : l’Institut
hygiénistes ont le sentiment de participer d’une Pasteur, inauguré en grande pompe par le
internationale de l’hygiène capable de transfor- Président Sadi Carnot (1884), monument-centre
mer les rapports sociaux internes tout autant de production, raison sociale et symbole.
que l’ordre public international. Désignant la Pasteur et le pasteurisme étaient célébrés
maladie comme unique ennemi commun, public, comme un modèle par les ténors du solidarisme.
universel, l’hygiène transnationale et pacifiste « On peut dire que l’un des grands chefs de
conduira contre elle une guerre juste et légitime l’école de la solidarité a été Pasteur, écrit
qui éliminera toutes les autres. Un Léon Charles Gide, quand il a montré aux hommes
Bourgeois, théoricien du solidarisme, président qu’un grand nombre de maladies, - on pourra
de la Société des Nations, partagera cet idéal. sans doute dire demain toutes les maladies -,
sont données à l’homme par l’homme ». Quant
E. L’ARMEMENT THÉRAPEUTIQUE à Léon Bourgeois il voyait en Pasteur celui qui,
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en formulant la doctrine microbienne, avait le
mieux démontré l’interdépendance de tous les
La découverte des micro-organismes dote la vivants.
médecine d’un arsenal sans précédent et lui
confère un pouvoir nouveau qui l’impose au Pourtant, la théorie des germes devait générer
public. Entre 1878 et 1898 on ne compte pas deux visions sociales opposées :
moins de douze découvertes majeures : staphy- 1°) une protection collective, solidariste, impli-
locoque (Pasteur, 1878), bacille de la fièvre ty- quant prévoyance sociale et l’obligation d’assu-
phoïde (Eberth, 1880), bacille de la tuberculose rance, fondée sur l’ontologie et l’étiologie micro-
(Koch, 1882), vaccin contre la rage (Pasteur, biennes, celle des pastoriens ;
1884), vibrion cholérique (Koch, 1884), bacille 2°) une protection individuelle contre un microbe
de la peste (Yersen,1894)... Les vaccins sui- indifférent aux conditions de vie, fondée sur l’in-
vent : contre la rage (1885), le choléra (1892), la génierie vaccinale et mise en œuvre par les mé-
typhoïde (1896), la peste (1897). Règles d’asep- decins libéraux. Conception pasteurienne.
sie et prévention vaccinale rendent possible une
réelle politique de santé publique à laquelle l’im- On attendait Hygie, et l’âge d’or de la santé
mense labeur des hygiénistes de terrain a ouvert publique. Ce fut Panacée, la revanche de la
la voie, et que promeut la conjonction de l’hygié- médecine consultante, armée de sa panoplie
nisme, de la microbiologie et de l’industrialisa- pasteurienne, ornée de vertu républicaine.
tion qui démultiplie la puissance de frappe
56 Cf. Bernardino FANTINI, « La microbiologie médicale », in Histoire de la pensée médicale en Occident, dir. Mirko D.
Grmek, Seuil, vol. 3, pp 116-146.
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