Page 25 - lettre_crhssmp_29l
P. 25

III. GENÈSE DE LA LOI DU 30 NOVEMBRE 1892




               Balzac qui a fait de la médecine un ressort de la   départementaux  exécutés  d’une  formule  dont
               Comédie humaine, dépêche volontiers les mé-      Orfila  réclamera  le  retrait :  « Ces  promenades
               decins au chevet de ses personnages et dessine   officielles dans les départements qui n’ont pour
                       57
                                                                                               58
               des types . Le docteur Benassis en est un, dont   objet que de favoriser l’ignorance »  (Académie
               l’hippocratisme  démiurgique  assainit  et  trans-  de  médecine,  séance  du  19 novembre  1833).
               forme  un  canton  déshérité  des  Alpes,  où  le   En  vain  Dupuytren  avait-il  appelé  à  la  fin  de
               goitre et le crétinisme sont endémiques, par une   l’officiat (1821) ; en vain le comte Corbière avait-
               politique  sanitaire  basée  sur  le  génie  civil  des   il demandé la suppression des jurys médicaux,
               hygiénistes  et  le  développement  économique   et  la  Chambre  des  Pairs,  à  l’instigation  de
               des saint-simoniens. À ses qualités d’entrepre-  Dupuytren, d’Orfila, de Velpeau, de Double, voté
               neur, à son intuition de la santé comme affaire   le remplacement des officiers par des licenciés.
               politique  et  construction  collective,  Bénassis   La lettre d’un médecin de province à la Gazette
               joint  l’auréole  d’une  vocation  de  médecin  des   médicale  publiée  le  4 janvier  1840  atteste
               pauvres : « Je me vouai religieusement à l’état   l’âpreté de la concurrence et l’intensité du mé-
               de chirurgien de campagne, raconte Bénassis,     pris  de  classe.  Le  médecin  de  campagne  est
               le dernier de tous ceux qu’un homme pense à      cerné  par  l’espèce  trafiquante  des  officiers  de
               prendre dans son pays. Je voulus devenir l’ami   santé  qui  sont  aussi  cabaretiers,  charlatans,
               des  pauvres  sans  attendre  d’eux  la  moindre   ivrognes et ignorants : « L’un d’eux a une clien-
               récompense ». Élève et ami du célèbre Desplein   tèle très nombreuse, malgré l’inconvénient de se
               (Dupuytren),  Professeur à  la faculté de méde-  faire tuer sans connaissance de cause, quand le
               cine de Paris, gloire de l’École de Paris, « grand   trop de vin fait chanceler le peu de science qu’il
               consultant de la Monarchie de Juillet », médecin   possède ». Et d’ajouter l’ultima ratio, l’argument
               attitré de la haute bourgeoisie, le docteur Horace   basé  sur  le  « retour  sur  investissement » :
               Bianchon  auquel  Bouillaud  se  flattait  d’avoir   « Ceux qui sentant la dignité de leur profession
               servi de modèle, est le plus illustre médecin de   calculent  les  dépenses  et  le  travail  que  leur  a
               la  Comédie  humaine,  l’égal  et  l’intime  des  mi-  coûté le diplôme, se révoltent de voir leurs con-
               nistres qu’il soigne. Au pôle opposé de la fortune   sultations  taxées  au  prix  de  vingt-cinq  ou  cin-
               médicale,  le  docteur  Poulain,  « médecin  du   quante  centimes ;  cependant  il  leur  faut  les
               quartier » au Marais, croupissait, malgré son ta-  accepter ou consulter gratis, car on se passerait
               lent, pauvre, sans relations, célibataire, enviant   de médecins ou l’on s’en trouverait d’autres qui
               les  deux  à  cinq  louis  d’or  qui  honoraient  les   s’estimeraient assez peu pour mettre la méde-
                                                                              59
               visites de Bianchon, alors que les siennes, qu’il   cine au rabais » .
               faisait à pied, lui étaient payées - parfois - qua-
               rante sous, « car, en médecine, le cabriolet est
               plus nécessaire que le savoir ».

               A. ANAMNÈSE D’UN RESSENTIMENT


               Dans la vie réelle, les Poulain étaient, naturelle-
               ment, plus nombreux que les Bianchon. Le dis-
               cours institutionnel d’en haut sur le dévouement
               et le désintéressement alterne avec les aigres
               revendications d’en bas sur la concurrence et la
               rémunération. Les officiers de santé créés par la
               loi de Ventôse an XI (10 mars 1803) en font les
               frais. Ils dégradent la profession en métier, em-
               piriques  sans  science,  captateurs  de  clientèle,
               concurrents   déloyaux.   « Mauvais   médi-
               castres », ils jettent l’opprobre sur « les sources
               d’où  ils  tiennent  l’être »,  c’est-à-dire  ces  jurys   Source : www.biusant.parisdescartes.fr/histmed/medica/

               57  Les balzaciens liront avec autant de plaisir que de profit l’étude de Jacques  BOREL : Médecine et psychiatrie
               balzaciennes, José Corti, 1971.
               58  Gazette médicale de Paris  n° 74 du samedi 23 novembre 1833, « compte-rendu de la séance de l’Académie de
               médecine du 19 novembre 1833 ».
               59  Gazette médicale de Paris, tome VIII, 4 janvier 1840, p. 10-12, « Lettre d’un médecin de province sur quelques
               points de l’organisation médicale projetée ».


                                                            25
   20   21   22   23   24   25   26   27   28   29   30