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Aussitôt, l’Union médicale, fraîchement créée L’institution de boursiers et de médecins canto-
par Amédée Latour, diffuse le projet « précédé naux au service des collectivités qui ont financé
et suivi de réflexions » qui taillent en pièces une leurs études, était une façon d’assurer la couver-
loi duplice, sa lettre et son esprit. Latour, en sa ture médicale du pays et de réduire les déserts
qualité de secrétaire général de l’Association médicaux. Objectif incompréhensible pour le
des Médecins de France, n’approuve qu’un seul commentateur de l’Union médicale qui est crispé
article, le premier, qui reconnaît le monopole de sur l’élimination de toutes les concurrences,
l’exercice médical réservé aux seuls docteurs, et l’exemption des servitudes légales, la défense et
prononce l’abolition du second ordre. Récusant la garantie des revenus élevés au rang d’une
tout le reste, il dénonce le but caché de la loi : obligation morale, la demande de considération
« courber nos libres et indépendantes profes- sociale et de reconnaissance d’un rang con-
sions sous le joug du pouvoir », « enlever à nos forme à la « dignité » de la profession. Dilemme,
nobles professions leur indépendance et leur contradiction œdipienne d’une profession con-
spontanéité », « développer encore l’élément trainte de solliciter son institution auprès d’un
aristocratique de nos professions, annihiler la pouvoir « odieux, tyrannique, draconien », qui
part déjà si minime de l’élément démocratique ». ne lui inspire qu’aversion, qu’elle investit d’un
Le projet Salvandy ménage et renforce les som- dessein machiavélique. « La pensée secrète et
mités médicales, phares de l’enseignement, et cachée, - pas si cachée qu’elle ne se montre évi-
crée une médecine à deux vitesses, l’une bour- dente à chaque article -, est de lier les profes-
geoise, l’autre vouée aux classes populaires, sions médicales au pouvoir, et d’anéantir leur
méfiantes et insolvables, délaissée par les liberté ». En bref, est réputé entrave tout ce qui
« docteurs » et clientèle obligée, hier des offi- ne favorise pas la liberté d’installation et la
ciers de santé, aujourd’hui des médecins can- liberté des revenus. Est charlatanisme tout ce
tonaux. qui contient une menace de concurrence, - des
À la lutte commune contre l’officiat de santé, médecins étrangers au personnel religieux des
succède le combat des médecins de base, qui hôpitaux -, en passant par les catégories profes-
passe par une lutte de classe interne contre sionnelles intermédiaires comme les oculistes et
l’« aristocratie » médicale, et une opposition les dentistes. À libre entreprise, revenus libres,
systématique au pouvoir pour cause de quasi- la liberté consistant dans l’exonération de toute
prolétarisation. Christophe Charles observe qu’à obligation légale à l’égard de la collectivité et de
Grenoble, en 1848-1850, 39 % des membres l’État, et pour ce dernier, l’obligation incondition-
des professions libérales ne laissent aucun nelle d’éliminer la concurrence.
capital à leur décès. Pour la même période,
22 % restent célibataires, et la moitié de ceux B. LA LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE
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qui sont mariés a un enfant au plus . Le capital
culturel du diplôme ne vaut que par le capital
social ou économique qui en est le support. La révolution de 1848 devait interrompre le
Dans le monde censitaire des notables proprié- processus législatif. La profession cependant ne
taires fonciers, le « niveau » n’efface pas la laissait pas d’organiser la défense de ses inté-
« barrière » et les hommes nouveaux du rêts par des moyens nouveaux : la presse dont
diplôme sans relations n’égalent pas les « héri- elle a compris la puissance sous le double rap-
tiers ». Intermédiaire entre le peuple que sa port de la vulgarisation médicale et de la publi-
bienfaisance oblige et les représentants de l’État cité, et l’association. Outre l’Union médicale de
qui favorisent ses affaires, le notable bloque Latour (1847), paraissent le Mouvement médical
l’ascension des « capacités », les précipitant, en (1852), la Tribune médicale (1867), le Progrès
1830 et en 1848, vers le renversement de l’ordre médical (1873), enfin le Concours médical
établi. L’« encombrement » est le synonyme du (1879) d’André Cézilly, fer de lance du syndica-
moins et le revers du diplôme, le spectre de la lisme médical.
« capacité », l’autre nom de la misère sociale, la Le congrès de 1845 avait rejeté la proposition de
hantise des professions libérales et l’explication Latour de constituer une association générale
de leur malthusianisme. L’exposé des motifs du des médecins qui fût une société d’entraide et
projet de loi Salvandy reflète cet état de fait de défense des intérêts professionnels. Celui-ci
lorsqu’il évoque la création de bourses au béné- relança son projet auprès de Pierre Rayer, gloire
fice de « jeunes gens sans situation, sans for- médicale, auteur d’un Traité des maladies de la
tune, sans état », « jeunes gens pris dans les peau traduit en plusieurs langues, et de travaux
rangs de la société où rien ne les a préparés à de pathologie comparée, fondateur de la Société
l’instruction élevée qu’ils reçoivent ». Comme si de biologie, président du Comité consultatif
la qualité du milieu où elle est reçue faisait la d’hygiène de France, dont les élèves avaient
qualité de l’instruction, simple valeur ajoutée du nom Jean-Martin Charcot, Claude Bernard,
capital social. Émile Littré, Charles-Édouard Brown-Séquard.
61 C. CHARLES, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Seuil, coll. Points, 1991, p. 48.
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