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locale ? La loi nouvelle accorde ce droit aux den- hégémonique. Le modèle libéral triomphait. La
tistes diplômés, les dentistes non diplômés étant profession constituait un corps, le corps médical,
placés sous le contrôle d’un docteur en reconnu et respecté par l’État.
médecine. Quant aux sages-femmes, il leur est Le secret médical, visé par l’article 378 du Code
interdit d’utiliser des instruments ou des pénal, est une pièce maîtresse de l’esprit de la
antiseptiques. profession et de sa différence. Inhérent à l’habi-
L’exercice illégal, jusqu’alors simple contraven- tus de classe et à la distinction, valeur-fétiche,
tion, est érigé en délit d’habitude c’est-à-dire en plaçant la médecine hors du droit commun,
équivalent à « une direction de traitement sui- le secret médical l’élève au-dessus des activités
vie » : un seul acte emporte condamnation. profanes et la constitue en classe sacerdotale.
Cette disposition mettait fin à une jurisprudence Rempart invisible, source de cette confiance qui
traditionnelle de tolérance en faveur du clergé inspire le colloque singulier et le principe de la
au titre de la bienfaisance. « Les religieux et cure, la dimension religieuse du secret médical,
religieuses de tout ordre, écrivait Chevandier, secret de la confession sécularisé, doit être
sont les délinquants perpétuels et les récidi- mesurée à la hauteur répressive de sa trans-
vistes incorrigibles de l’exercice illégal de la gression. L’infraction est réalisée par la seule
médecine » (Rapport du 11 juin 1885). Autre divulgation à un tiers de la moindre information
concurrence redoutée, - infatigable rengaine, médicale relative au patient, fût-elle dénuée de
xénophobie persistante -, celle des médecins toute intention de lui nuire et dans son intérêt.
étrangers dont il fallait, faute de les interdire La valeur absolue du secret médical, sa légiti-
absolument, diminuer drastiquement les possi- mité, sa charge symbolique, permettaient à la
bilités d’installation en durcissant les règles profession de contester les exceptions souhai-
d’équivalence de diplôme. tées par le Gouvernement en matière de santé
publique, de les réduire à leur plus simple
B. LA DONATION DU MONOPOLE expression, et d’obtenir tous les ménagements
dus à son rang. Le premier alinéa de l’article 15
pose une obligation polie qui associe occasion-
Surprise, émotion, choc, lorsqu’au cours des nellement le médecin à une mission générale de
débats le gouvernement prétend obliger les santé publique : « Tout docteur […] est tenu de
médecins à déclarer les maladies transmis- faire à l’autorité publique, son diagnostic établi,
sibles ! La profession oppose aussitôt le secret la déclaration des cas de maladies épidémiques
professionnel. Pourtant l’article 15 relatif au tombées sous son observation ». L’impératif dur
signalement des maladies « transmissibles » et désobligeant « doit » a été évité. L’expression
apparaît au rapporteur de la Chambre des dépu- « est tenu » fait davantage appel à l’obligation
tés comme « une des dispositions les plus de conscience, à la bénévolence du médecin
importantes de la loi, parce qu’elle a pour but qu’à une servile soumission à l’autorité. Le
d’assurer la protection de la santé publique [...] terme transmissibles a été remplacé par épidé-
Il faut connaître le mal dès son apparition, sa miques moins évocateur du contact de personne
localisation, dans telle maison, dans tel quartier. à personne et plus neutre dans la matière con-
C’est donc l’intérêt qu’a le corps social à con- troversée du contagionisme. La déclaration
naître dès son apparition une maladie épidé- n’est que l’accessoire, l’élément aléatoire d’un
mique qui a conduit le législateur à faire de la acte médical dont la singularité s’affirme par la
dénonciation de cette maladie une obligation redondance diagnostic-observation. Le dépis-
pour les médecins. C’est là en quelque sorte tage des épidémies, occasionnel, vulgaire, ne
le prix du monopole concédé aux médecins saurait corrompre le regard médical ni troubler
par l’État ». Chevandier, au Sénat, concluait en l’activité libérale.
termes identiques : « Il est juste que l’Admi- Le second alinéa dispose que « la liste des ma-
nistration demande au corps médical des ladies épidémiques dont la divulgation n’engage
services d’intérêt public en même temps pas le secret professionnel sera dressée par ar-
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qu’elle lui octroie des privilèges » . rêté du Ministre de l’Intérieur après avis de
Ce fut l’article le plus passionnément discuté. Il l’Académie de Médecine et avis du Conseil con-
constitue la pierre angulaire de la loi, un nœud sultatif d’Hygiène de France. Le même arrêté
de problématiques. S’y jouait l’avenir de la santé fixera les modes de déclaration desdites mala-
publique, le troc entre santé publique et mono- dies ». L’autorité médicale surplombe celle de
pole. On y essayait la force de résistance du l’État. Quant aux détails pratiques de la déclara-
secret médical. On actait l’exemption de toute tion, tels que les arrête Henri Monod sous cou-
participation des médecins libéraux à une vert du ministre, en sa qualité de directeur de
mission de santé publique et sa conséquence : l’Assistance et de l’Hygiène publiques, elle
l’abandon d’une politique publique hygiéniste consiste en un carnet à souche où ne seront
65 Citations de Henri Monod, rédacteur : Circulaire du Ministre de l’Intérieur Aux Préfets, relative à la déclaration
des maladies épidémiques, 1 décembre 1893.
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