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prévention par des règles d’asepsie d’une de l’aliénation mentale » et les ravages de la
nécessité absolue, plus efficaces que l’antisep- syphilis. Il parle de l’hygiène comme d’une
sie d’un Lister : flambage des instruments, science qui n’est ni l’annexe de la physiologie ni
lavage soigneux des mains, emploi de charpie la clinique de l’homme sain, mais une médecine
et de bandelettes préalablement exposées à un de santé publique intégrant d’autres compé-
air de 130° à 150°, emploi d’une eau qui aurait tences que médicales mais dont les médecins
subi une température de 110° à 120°. Il faut tra- formeront toujours le corps de bataille, conseil-
quer le microbe. Les deux dernières décennies lère et non rivale de l’administration. L’hygiène
du XIXe siècle inaugurent l’âge de la découverte n’est pas thérapeutique, son objet est collectif.
des micro-organismes, notamment des bacilles La notion d’hygiène publique est une contradic-
de la typhoïde, de la tuberculose, de la rage, de tion dans les termes. « Tout ce qui intéresse la
la peste, déterminant un nouveau regard sur la santé et la vie humaine est de son ressort ; mais
maladie. Le diagnostic par écoute, observation son action s’arrête au seuil de la maladie une
des signes et symptômes, palpation, le cède à fois déclarée ». Rochard propose une division
« une stratégie de l’invisible » et se soumet à la des compétences : une hygiène sur le terrain
vérification du laboratoire, lieu de la découverte prophylactique, a priori ; une médecine clinique,
et du théâtre de la preuve. Le statut du malade thérapeutique a posteriori. L’hygiène, science
change : l’attention se porte sur un objet biolo- constituée, n’est pas reconnue : souhaitée par
gique étudié pour lui-même. La maladie, suivie l’administration, l’opinion publique, elle ne se
par les courbes de température, est une intru- connaît qu’un adversaire, le monde des affaires
sion pernicieuse, un mal qu’il faut combattre. La qui conteste son statut pour se soustraire à son
découverte du bacille de la tuberculose (1882), autorité.
fléau social et mal du siècle, démontre specta- En Paul Brouardel (1837-1906), institution et
culairement la puissance de la médecine alliée personnalité se confondent. Il apparaît comme
au laboratoire et stimule deux secteurs de l’homme-clé de l’institutionnalisation de la
santé : la médecine de santé publique, la méde- médecine. Élève de Claude Bernard, disciple
cine ambulatoire. d’Auguste Comte, familier de Pasteur, doyen de
la Faculté de Médecine, théoricien et praticien
C. LES GRANDES ESPÉRANCES DE de la médecine légale, gravitant dans les cercles
L’HYGIÉNISME RÉPUBLICAIN dirigeants de la IIIe République, conseiller offi-
cieux du gouvernement, il défend en qualité de
commissaire du gouvernement le projet de loi
Jules Arnould, (1830-1894), professeur d’hy- relatif à l’exercice de la médecine (loi du 30 no-
giène à la Faculté de Médecine de Lille et dont vembre 1892). Président du comité consultatif
le manuel Nouveaux éléments d’hygiène n’a d’hygiène publique (1892), il est l’un des artisans
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cessé d’être réédité de 1881 à 1907 appelle de de la grande loi de santé publique (15 février
ses vœux une « Direction médicale » centrale, 1902), couronnement d’un siècle d’hygiénisme
autonome, une sorte de « Ministère de la santé français. Paradoxal, Brouardel professe un hy-
publique sans politique », qui serait le moteur et giénisme autoritaire et social, et promeut la
le cerveau du réseau des conseils d’hygiène pu- médecine libérale. L’encyclopédique Traité d’hy-
blique. Arnould conçoit une « hygiène spé- giène publié en fascicules, qu’il dirige avec
ciale », caractéristique de l’espèce humaine, Mosny , traduit, au lendemain du désastre de
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index d’humanité qui « sépare absolument 1870 et de la Commune, la grande peur d’une
l’homme du reste des êtres et en fait un groupe diminution de la population française face au
dans la série animale ». Jules Rochard (1819- péril allemand et d’un soulèvement populaire.
1996), chirurgien de la marine, inspecteur géné- Brouardel formule les objectifs collectifs et poli-
ral du service de santé de la marine, président tiques de l’hygiène. Régie par « l’autorité de la
de l’Académie de médecine, a publié notam- science », consciente de « l’intérêt supérieur de
ment Questions d’hygiène sociale (1891) et di- la race », l’hygiène est « un facteur essentiel
rigé la monumentale Encyclopédie de médecine d’amélioration de la race », une « préservation
et d’hygiène publique à laquelle ont contribué collective et sociale » qui se substitue à la « sau-
Arnould, Brouardel, H. Monod, A. Proust. « Il vegarde individuelle » et ne saurait concourir à
n’est pas de problème social qui ne soit doublé la prospérité collective sans restreindre les liber-
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d’un problème d’hygiène » . Comme ses col- tés privées. Elle exercera plus particulièrement
lègues hygiénistes, il donne une définition exten- son influence (« moralisatrice et salutaire ») sur
sive de l’hygiène à laquelle il assigne un rôle dé- les ménages d’ouvriers et l’amélioration de leur
fensif contre « le flot montant de l’alcoolisme et habitat. Elle assurera « la protection sanitaire
52 J. ARNOULD, Nouveaux éléments d’hygiène, Paris, Baillière et fils, 1ère édition 1881, 1350 p., réédité jusqu’en 1907,
édition refondue par son fils, le Dr Arnould.
53 J. ROCHARD, Questions d’hygiène sociale, Hachette et Cie, 1891, préface, p 5.
54 La rédaction en était confiée à des spécialistes reconnus. En 1906, 18 volumes étaient parus chez Baillière.
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