Page 22 - lettre_crhssmp_29l
P. 22

prévention  par  des  règles  d’asepsie  d’une   de  l’aliénation  mentale »  et  les  ravages  de  la
               nécessité absolue, plus efficaces que l’antisep-  syphilis.  Il  parle  de  l’hygiène  comme  d’une
               sie  d’un  Lister :  flambage  des  instruments,   science qui n’est ni l’annexe de la physiologie ni
               lavage soigneux des mains, emploi de charpie     la clinique de l’homme sain, mais une médecine
               et de bandelettes préalablement exposées à un    de  santé  publique  intégrant  d’autres  compé-
               air de 130° à 150°, emploi d’une eau qui aurait   tences que médicales mais dont les médecins
               subi une température de 110° à 120°. Il faut tra-  formeront toujours le corps de bataille, conseil-
               quer le microbe. Les deux dernières décennies    lère et non rivale de l’administration. L’hygiène
               du XIXe siècle inaugurent l’âge de la découverte   n’est pas thérapeutique, son objet est collectif.
               des micro-organismes, notamment des bacilles     La notion d’hygiène publique est une contradic-
               de la typhoïde, de la tuberculose, de la rage, de   tion dans les termes. « Tout ce qui intéresse la
               la peste, déterminant un nouveau regard sur la   santé et la vie humaine est de son ressort ; mais
               maladie. Le diagnostic par écoute, observation   son action s’arrête au seuil de la maladie une
               des signes et symptômes, palpation, le cède à    fois  déclarée ».  Rochard  propose  une  division
               « une stratégie de l’invisible » et se soumet à la   des  compétences :  une  hygiène  sur  le  terrain
               vérification du laboratoire, lieu de la découverte   prophylactique, a priori ; une médecine clinique,
               et du théâtre de la preuve. Le statut du malade   thérapeutique  a  posteriori.  L’hygiène,  science
               change : l’attention se porte sur un objet biolo-  constituée, n’est pas reconnue : souhaitée par
               gique étudié pour lui-même. La maladie, suivie   l’administration,  l’opinion  publique,  elle  ne  se
               par les courbes de température, est une intru-   connaît qu’un adversaire, le monde des affaires
               sion pernicieuse, un mal qu’il faut combattre. La   qui conteste son statut pour se soustraire à son
               découverte du bacille de la tuberculose (1882),   autorité.
               fléau social et mal du siècle, démontre specta-  En  Paul  Brouardel  (1837-1906),  institution  et
               culairement la puissance de la médecine alliée   personnalité se confondent. Il apparaît comme
               au  laboratoire  et  stimule  deux  secteurs  de   l’homme-clé  de  l’institutionnalisation  de  la
               santé : la médecine de santé publique, la méde-  médecine.  Élève  de  Claude  Bernard,  disciple
               cine ambulatoire.                                d’Auguste Comte, familier de Pasteur, doyen de
                                                                la Faculté de Médecine, théoricien et praticien
               C.  LES  GRANDES       ESPÉRANCES  DE            de la médecine légale, gravitant dans les cercles
               L’HYGIÉNISME RÉPUBLICAIN                         dirigeants de la IIIe République, conseiller offi-
                                                                cieux du gouvernement, il défend en qualité de
                                                                commissaire  du  gouvernement  le  projet  de  loi
               Jules  Arnould,  (1830-1894),  professeur  d’hy-  relatif à l’exercice de la médecine (loi du 30 no-
               giène à la Faculté de Médecine de Lille et dont   vembre 1892).  Président  du  comité  consultatif
               le  manuel  Nouveaux  éléments  d’hygiène   n’a   d’hygiène publique (1892), il est l’un des artisans
                                                    52
               cessé d’être réédité de 1881 à 1907 appelle de   de  la  grande  loi  de  santé  publique  (15 février
               ses vœux une « Direction médicale » centrale,    1902), couronnement d’un siècle d’hygiénisme
               autonome, une sorte de « Ministère de la santé   français. Paradoxal, Brouardel professe un hy-
               publique sans politique », qui serait le moteur et   giénisme  autoritaire  et  social,  et  promeut  la
               le cerveau du réseau des conseils d’hygiène pu-  médecine libérale. L’encyclopédique Traité d’hy-
               blique.  Arnould  conçoit  une  « hygiène  spé-  giène  publié  en  fascicules,  qu’il  dirige  avec
               ciale »,  caractéristique  de  l’espèce  humaine,   Mosny , traduit, au lendemain du désastre de
                                                                      54
               index  d’humanité  qui  « sépare  absolument     1870 et de la Commune, la grande peur d’une
               l’homme du reste des êtres et en fait un groupe   diminution  de  la  population  française  face  au
               dans la série animale ». Jules Rochard (1819-    péril allemand et d’un soulèvement populaire.
               1996), chirurgien de la marine, inspecteur géné-  Brouardel formule les objectifs collectifs et poli-
               ral du service de santé de la marine, président   tiques de l’hygiène. Régie par « l’autorité de la
               de  l’Académie  de  médecine,  a  publié  notam-  science », consciente de « l’intérêt supérieur de
               ment Questions d’hygiène sociale (1891) et di-   la  race »,  l’hygiène  est  « un  facteur  essentiel
               rigé la monumentale Encyclopédie de médecine     d’amélioration de la race », une « préservation
               et  d’hygiène  publique  à  laquelle  ont  contribué   collective et sociale » qui se substitue à la « sau-
               Arnould,  Brouardel,  H.  Monod,  A.  Proust.  « Il   vegarde individuelle » et ne saurait concourir à
               n’est pas de problème social qui ne soit doublé   la prospérité collective sans restreindre les liber-
                                       53
               d’un  problème  d’hygiène » .  Comme  ses  col-  tés privées. Elle exercera plus particulièrement
               lègues hygiénistes, il donne une définition exten-  son influence (« moralisatrice et salutaire ») sur
               sive de l’hygiène à laquelle il assigne un rôle dé-  les ménages d’ouvriers et l’amélioration de leur
               fensif contre « le flot montant de l’alcoolisme et   habitat.  Elle  assurera  « la  protection  sanitaire


               52  J. ARNOULD, Nouveaux éléments d’hygiène, Paris, Baillière et fils, 1ère édition 1881, 1350 p., réédité jusqu’en 1907,
               édition refondue par son fils, le Dr Arnould.
               53  J. ROCHARD, Questions d’hygiène sociale, Hachette et Cie, 1891, préface, p 5.
               54  La rédaction en était confiée à des spécialistes reconnus. En 1906, 18 volumes étaient parus chez Baillière.


                                                            22
   17   18   19   20   21   22   23   24   25   26   27