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Cette même année 1902, en guise d’adieux à la    C’est un sacerdoce au service d’une croyance :
               Revue d’Hygiène et de Police sanitaire qu’il avait   le  progrès  social.  Ses  choix  scientifiques,  sa
               fondée  et  dirigée,  Émile  Vallin  (1833-1924),   conception  de  la  maladie  inclinent  l’hygiéniste
               ancien directeur de l’École de Santé militaire de   vers  une  protection  sociale  d’ensemble,  régie
               Lyon,  pasteurien  militant,  bras  droit  de    par les assurances sociales, sur le modèle soli-
               Brouardel, dans un article intitulé « l’état de l’hy-  dariste des coopératives ouvrières, comportant
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               giène en France » , dressait un bilan qui valait   des choix économiques rationnels guidés par la
               acte de capitulation. Il pointait une stratégie légi-  sauvegarde du bien commun : la santé de tous.
               slative  qui  prenait  l’hygiène  publique  en  étau
               entre  la  loi du 30 novembre 1892  instituant un         UN NOUVEAU JANUS
               monopole de la médecine libérale, et la loi de
               1902 investissant les maires et les préfets d’une
               compétence  générale  en  matière  de  santé     L’analyse de Vallin livre le secret de la défaite du
               publique.                                        parti hygiéniste. Les mérites dont se pare l’hy-
               Malgré son corpus scientifique, ses encyclopé-   giénisme  constituent  les  motifs  circonstanciés
               dies,  ses  revues,  malgré  les  hautes  positions   de son élimination du champ médical.
               institutionnelles de ses membres dans l’Univer-  Aucun patient n’est prêt à se reconnaître comme
               sité, l’Académie de Médecine, la médecine mili-  la  partie  sacrifiable  d’un  tout,  le  maillon  d’une
               taire, malgré sa foi positiviste partagée avec le   maladie collective, l’élément anonyme d’un fait
               régime, malgré ses Héros républicains, - Claude   social  collectif,  l’épidémie.  La  médecine  après
               Bernard,  Pasteur,  Paul  Bert  -,  le  parti  de  l’hy-  Pasteur sait, grâce aux vaccins, les épidémies
               giène se reconnaît vaincu. L’Hygiène a manqué    vincibles.
               d’unité :  « morcelée  à  l’infini »  dans  un  pays   Le médecin libéral représente, pour l’État, le pre-
               « encombré  de  fonctionnaires »,  colonisée,    mier niveau de protection. L’extension de la pro-
               dans  les  conseils  départementaux  d’hygiène,   tection individuelle constitue le socle de la santé
               par médecins avides de notoriété, n’offrant que   publique. Aussi lui apparaît-il urgent de défendre
               peu de postes peu lucratifs. Il n’y a de médecine   la médecine contre ses déviances multiples et
               que préventive. L’hygiéniste, tourné vers le futur,   de contrôler la formation des médecins. La loi du
               est le médecin des  maladies évitables dont le   30 novembre 1892 organise, autant que la pro-
               coût social est élevé. Il prévient, alors que le mé-  fession  médicale,  la  répression  du  charlata-
               decin consultant arrive souvent trop tard.       nisme  facilitée  par  le  maillage  territorial  des
               Hygiénisme  et  médecine  curative  relèvent  de   médecins.
               cadres  épistémiques  opposés :  laboratoire     Mais  surtout  s’opposent  deux  conceptions  de
               contre  clinique ;  recherche  collective,  commu-  l’art  médical  entre  lesquels  la  République  a
               nauté de chercheurs, contre diagnostic solitaire.   choisi.  L’hygiéniste  voit  dans  la  médecine  la
                                                                science reine, un principe hégémonique au nom
               L’hygiéniste  voit  dans  la  médecine  -  science-  duquel  il  revendique  la  garde,  la  protection  et
               reine - le principe hégémonique d’un ensemble    l’amélioration du patrimoine vivant de la nation,
               de spécialisations qu’il déploiera en stratège de   la gestion sanitaire du « parc humain ». Ses con-
               la  guerre  épidémique,  comme  autant  d’armes   ceptions  scientifiques  induisent  sa  préférence
               ordonnées à la défense du vivant patrimoine na-  pour un système de protection collective garanti
               tional, la santé publique. Il agit en capitaine, en   par l’État. Capitaine intrépide, il combat la mala-
               commissaire de la République,  prêt  à sacrifier   die.
               une partie pour sauver le tout.                  Le  médecin  guérisseur,  que  son  idéal  moral
               L’hygiéniste  reconnaît  dans  la  sociologie  le   prépare à ses fonctions, réconforte et soigne le
               cadre cognitif le plus adapté à l’expression de   malade reconnu dans sa maladie, et accomplit
               ses  pratiques  et  de  ses  représentations  théo-  auprès de lui  une  « mission apostolique  » qui
               riques. L’hygiéniste fait prévaloir une vision col-  justifie sa confiance, « comme si tout médecin
               lective de la maladie qui lui apparaît comme une   possédait  la  connaissance  révélée  de  ce  que
               déchirure des rapports sociaux. Le malade n’est   son patient est en droit ou non d’espérer et de
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               pas le patient en déréliction qui a perdu tout rap-  supporter » .
               port au monde, mais l’acteur, l’interlocuteur, le   Républicaine,  la  bourgeoisie  est  libérale,  peu
               coopérateur, le militant qui concourt à l’extinction   disposée  à  subir  l’impérialisme  hygiéniste,
               des maladies contagieuses, voire le disciple qui   encore moins l’utopie sociale qu’il véhicule ; elle
               fait  siennes  les  règles  d’hygiène  et  les  diffuse   accueille le médecin de famille qu’elle considère
               autour de lui.                                   à l’égal du prêtre, tenu au secret de ce qu’il voit
               Opposées, les conceptions éthiques et sociales.   et entend, confident, conseiller et sauveur dont
               L’engagement hygiéniste est désintéressé.        la morale égale la science.



               72  E. VALLIN, L’état de l’hygiène en France, in Revue d’hygiène et de police sanitaire, n° 24, Paris, Masson, 1902, pp. 1-15.
               73  M. BALINT, Le médecin, son malade et la maladie, Payot, 2000, pp. 237-238.


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