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de la raison du plus fort ; les socialistes « qui aiment sociaux nous fait débiteurs les uns des autres,
la paix et qui aiment », à l’exception de « ceux qui envers les générations passées, envers les géné-
haïssent et prêchent la violence ». L’école libé- rations futures. « Ce quasi-contrat impose l’équi-
rale, dirigée par la raison, est fondée à réclamer le table répartition des profits et des charges, de l’actif
contrôle de la science ; l’école socialiste, obéissant et du passif social qui est l’objet légitime de la loi
à la conscience, est en droit d’exiger la justice. Le sociale. » (95) Le point d’acquittement de la dette
jeu de la raison, le vrai, et de la conscience, le bien, sociale, sa compensation, se trouve dans des ques-
fonde la doctrine de la solidarité (p. 60). tions toujours en discussion : l’impôt, la propriété,
l’héritage, l’assistance, l’organisation des services
Le lien de solidarité possède l’universalité d’une loi publics. L’idée de solidarité est le dernier état de
cosmique : « Et il ne suffit pas de considérer le lien l’idéal philosophique des Lumières et la réalisation
de solidarité qui unit l’homme au reste du monde à pratique du ternaire qui forme la devise républicaine.
chaque moment de son existence. Ce lien ne réunit
pas seulement toutes les parties de ce qui coexiste D. Une doxa politique, universitaire,
à une heure donnée ; il réunit également ce qui
était aujourd’hui et ce qui était hier, tout le présent mondaine
et tout le passé, comme il réunira tout le présent et
tout l’avenir. » (64) Le solidarisme est positiviste, Célestin Bouglé remarquait ironiquement que le
déterministe, évolutionniste. Le politique et le philo- solidarisme semblait devenir, pour la Troisième
sophe demandent à la science « le dénouement du République, « une sorte de philosophie officielle », et
drame humain ». La loi de solidarité observable au qu’il était « le fournisseur attitré des grands thèmes
niveau biologique s’apparente à une loi d’organisa- moraux qui font l’accord des consciences, et que, le
tion intérieure indispensable à la vie, elle n’est pas moindre personnage public se sent obligé de répé-
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une servitude mais un moyen de libération. Les lois ter aux occasions solennelles ».
de la biologie générale établissent le fait du déve- La matrice solidariste, facilement assimilable et por-
loppement solidaire de tous les êtres ; mais com- teuse de progrès, commode répertoire de poncifs,
ment passer du fait au droit, de la nature matérielle servit de pensée au radicalisme et généra plus
à la société humaine ? Léon Bourgeois rappelle le de discours que de lois. Le bilan législatif du soli-
mot d’Alfred Fouillée : toute société est « une union darisme, résultat de patientes transactions, était
de consciences qui s’élabore ». Il énonce le pos- pauvre et restait très arriéré par rapport aux assu-
tulat qui préside à l’organisation de toute société rances sociales bismarckiennes que les conserva-
humaine : « la distinction fondamentale du bien et du teurs regardaient comme le chef-d’œuvre du despo-
mal, et, d’un mot, la notion irréductible de justice ». tisme prussien. « On peut penser que le XIX siècle
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La pensée est un facteur déterminant de la société jusqu’en 1914 n’a produit que des discours. » 101
humaine, le moteur du devenir humain, le seuil de Il provoqua surtout un tropisme universitaire. Léon
la solidarité à travers la question des droits et des Bourgeois cite Charles Gide, Alfred Fouillée, Charles
devoirs. Bourgeois rejette les notions abstraites a Secrétan. Il aurait pu ajouter Émile Durkheim, Henri
priori telles que la société ou l’État. Le solidarisme Marion, Émile Boutroux, Henri Michel, Charles
se développe par auto-conscience des liens réels Renouvier, Marcel Mauss… L’idée de solidarité
de dépendance ; autotélique, il n’obéit à aucune est partout, revendiquée par tous ceux qui veulent
téléologie qui lui assignerait un devoir-être. faire barrage au laissez faire. Le libéralisme a fait
Le développement d’un organisme est réglé par le son temps. L’idée de solidarité est une idée jeune,
développement de chacun de ses membres. La loi une idée de combat. Contre la citadelle des Éco-
qui préside au développement de tous est la loi du nomistes qui occupent l’Académie des sciences
tout. « La société ne peut progresser que par le pro- morales et politiques et dont la Société d’économie
grès des hommes. » (82) La qualité d’homme est politique est le bras armé, Charles Gide, concepteur
d’être à la fois vivant, pensant et conscient. Ces de la coopération, lance la Revue d’économie poli-
caractères inaliénables font les êtres semblables, tique (1887). La coopération et le crédit, les associa-
constituent leur affectus societatis et fondent l’éga- tions de production et de consommation suppriment
lité de leurs titres sociaux dès leur naissance, dont les intermédiaires, mettent en contact direct produc-
le premier est un droit négatif : la dette sociale oppo- teurs et consommateurs, prêteurs et emprunteurs.
sable à tous. Léon Bourgeois cite le mot d’Auguste Le consommateur devient son propre producteur,
Comte : « Nous naissons chargés d’obligations de l’ouvrier son propre entrepreneur, l’emprunteur son
toutes sortes envers la société. » Dès la naissance, propre prêteur. Le calviniste Gide s’enthousiasme
nous sommes pris dans les liens d’un quasi-contrat pour le « grand dégel scientifique », le nouveau
d’association, c’est-à-dire placés sous un régime printemps qu’éveille la Nouvelle école d’économie,
d’obligations sans convention antérieur à toute comme dans les Alpes suisses le föhn fait fondre
volonté contractuelle : le système des échanges
100. Célestin Bouglé, Le solidarisme, Paris, V. Giard et E. Brière, 1907, p. 3.
101. Numa Murard, la Protection sociale, Paris, La Découverte, 1989.
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