Page 24 - lettre_crhssoccitanie_37c
P. 24
La République bourgeoise ne se reconnaît pas dans sociaux par le bulletin de vote et les transactions. La
le peuple, ni le peuple dans la République bour- paix sociale bâtie sur les basses passions du men-
geoise. Désarroi des esprits qui remplit les Cahiers songe et de la lâcheté, tel est pour Sorel le sujet de
de la Quinzaine : scandale dénoncé dans ses Réflexions. Le solida-
risme est une déformation de la réalité sociale, une
« On ne saurait trop le redire, c’est la bourgeoisie doctrine qui suppose la vénalité sociale, pratique le
qui a commencé à saboter et tout le sabotage a pris marchandage sous couvert d’arbitrage, utilise la cor-
naissance dans la bourgeoisie. C’est parce que la ruption, ne poursuit qu’un but : le calme, autrement
bourgeoisie s’est mise à traiter comme une valeur de dit : la paix sociale, bourgeoise, vertueuse, opposée
bourse le travail de l’homme que le travailleur s’est à la haine prolétarienne. Il agit comme le plus effi-
mis lui aussi, à traiter comme une valeur de bourse cace des moyens contre-révolutionnaires.
son propre travail […] C’est parce que la bourgeoi-
sie s’est mise à exercer un chantage perpétuel sur le Le solidarisme, dans son expression la plus géné-
travail de l’homme que nous vivons sous ce régime rale, admettait des composantes plurielles. Le
de coups de bourse et de chantage perpétuel que concept était fédérateur et fournissait à la gauche
sont notamment les grèves. » du gouvernement une sorte de programme commun
acceptable par le socialisme qui trouverait dans la
Mais la République tient : ses gouvernants gouver-
nent, ses rouages tournent, l’ordre est maintenu. doctrine un instrument de justice sociale. La conso-
Le patronage a fait faillite. Un État sans politique lidation d’une unité politique sur un fond doctrinal
sociale succède à la politique sociale sans État serait de nature à informer et transformer de l’inté-
des industriels. La question sociale change de rieur les missions de l’État, à structurer l’État. C’est
mains. Georges Sorel identifie deux réformismes : pourquoi Jaurès, rallié aux radicaux, devient un
l’un, le solidarisme, « patronné par le Musée symbole, la cible des imprécations de Péguy : « Ce
social, la Direction du travail et Jaurès qui fait de que je veux dire aujourd’hui de M. Jaurès, c’est ceci
la morale » ; l’autre, la Révolution, qui « opère à seulement. Que peut-il y avoir de commun entre cet
coups de poings ». Deux types d’acteurs, deux atti- homme et le peuple, entre ce gros bourgeois par-
tudes sociales, deux méthodes, deux morales, deux venu, ventru, aux bras de poussah, et un homme
ontologies sociales irréconciliables : le solidarisme qui travaille… Et n’est-ce pas la plus grande misère
est affaire de politiciens et d’universitaires ; l’autre de ce temps, que ce soit un tel homme qui parle
s’appuie sur l’action directe, les grèves génératrices pour le peuple, qui parle dans le peuple, qui parle
de grève générale, les syndicats dont Sorel se veut du peuple. » (1112)
le « serviteur désintéressé » et le « métaphysicien ». Péguy devine en Jaurès l’imposteur qui dénature
Les premiers veulent lisser les antagonismes de « le peuple » dont il est, lui, Péguy, le mémoria-
classe ; les seconds y voient le levier du changement. liste, trompe sa simplicité, l’accoutume aux mœurs
bourgeoises frelatées, lui en infuse le venin. Sorel,
B. Un solidarisme de gouvernement qui partage ces vues, voit de plus en lui, le violent,
l’apologiste de la violence d’État, le spectre jacobin :
Georges Sorel cite Léon Bourgeois s’adressant aux « Je n’ai jamais eu pour la haine créatrice l’admira-
membres du parti radical (juillet 1905) : « La lutte tion que lui avouée Jaurès ; je ne ressens point pour
des classes est un fait, mais un fait cruel. Je ne crois les guillotineurs les mêmes indulgences que lui ; j’ai
pas que c’est en la prolongeant qu’on arrivera à la horreur de toute mesure qui frappe le vaincu sous
solution du problème ; je crois que c’est en la sup- un déguisement judiciaire. » (286)
primant, en faisant que tous les hommes se consi- Au-delà de l’action de révélateur politique exercée
dèrent comme des associés à la même œuvre. » par le solidarisme, Sorel pouvait y lire un dangereux
Il commente : « Il s’agirait donc de créer législative- outil de désarmement révolutionnaire qui naturali-
ment la paix sociale en montrant aux pauvres que le sait les inégalités et leur compensation.
gouvernement n’a pas de plus grand souci que celui
d’améliorer leur sort, et en imposant des sacrifices C. Un nouveau droit naturel
nécessaires aux gens qui possèdent une fortune
jugée trop forte pour l’harmonie des classes. » Paru en 1896, l’ouvrage sobrement intitulé Solidarité
qui ferait de Léon Bourgeois la référence du solida-
Faisons la part de la mauvaise foi et de la polémique risme, constitue un petit traité de droit naturel, concis,
dans l’interprétation. Pour Sorel, le solidarisme est rationnel, argumenté, logique.
grevé de vices : il nie l’évidence de la lutte des La doctrine ne revendiquait aucune originalité, son
classes, qui est un fait social primordial, et rem- auteur ne prétendait, c’était la clé de son audience,
place la violence du rapport dominants-dominés par qu’avoir fait œuvre de « synthèse ». Il énonçait une
un rapport naturel riches-pauvres ; il est démago- loi de la nature, la plus générale, à la fois « vérité
gique en faisant de la paix sociale quelque chose scientifique et vérité morale » qui devait rallier tous
qui s’achète ; il exploite la peur de la bourgeoisie les hommes de bonne volonté : les libéraux qui
en agitant le spectre de la lutte des classes dégra- refusent de rester « indifférents » à la loi naturelle
dée en haine sociale ; il prétend pacifier les rapports
24